Religioscope: L'Église gréco-catholique après vingt-cinq ans d'existence légale

L'historien Taras Bublik devant une exposition sur l'époque clandestine de l'Eglise gréco-catholique, Université Catholique Ukrainienne.

Article paru sur le site de Religioscope, le 02/12/2014

Interdite durant la période soviétique, l'Église gréco-catholique d'Ukraine vient de fêter les vingt-cinq ans de sa légalisation. Étroitement liée à l'histoire du nationalisme ukrainien, elle se trouve actuellement en expansion. 

Surplombant le fleuve Dnipro, sur les rives de la capitale ukrainienne Kiev, la cathédrale patriarcale de la Résurrection du Christ s'inscrit désormais dans le paysage de globes dorés des nombreuses églises de la ville. Consacrée en mars 2011, elle marque, d'une part, le retour du siège de l'Église gréco-catholique d'Ukraine (EGCU) à Kiev, après son départ pour Lviv (alors connue par son nom allemand de Lemberg) en 1803 à la suite de pressions de la Russie tsariste. D'autre part, elle témoigne du développement de cette Église. Selon les statistiques du département des affaires religieuses du ministère de la Culture, elle compte aujourd'hui 3247 paroisses enregistrées en Ukraine. Elle servirait les besoins d'au moins 5,5 millions de fidèles, en Ukraine et à l'étranger. Un développement d'autant plus remarquable, que l'EGCU est sortie de la clandestinité il y a tout juste vingt-cinq ans, le 1er décembre 1989.

"Les 9 et 10 mars 1946, les autorités soviétiques ont organisé un synode dans la cathédrale Saint Georges à Lviv", explique le père Taras Bublik, historien de l'Institut d'Histoire des Églises à l'université catholique ukrainienne (UCU), à Lviv. "Celui-ci s'est soldé par l'abrogation de l'Union de Brest de 1596, par laquelle l'EGCU était placée sous l'autorité de l'évêque de Rome. Autrement dit: l'EGCU a été purement et simplement liquidée, et fondue dans l'Église orthodoxe, à l'époque représentée par le seul Patriarcat de Moscou."

"Le régime soviétique était un régime athée: toutes les confessions en ont souffert", rappelle Taras Bublik. "Et de même, il faut différencier plusieurs périodes de répressions. Sous Staline, c'était les arrestations, les bastonnades, les déportations, les exécutions. L'archevêque Josip Slipiy, arrêté en 1945, a ainsi été envoyé pendant 8 ans dans un goulag de Sibérie. Sous Krouchtchev, il s'agissait plus d'intimidations et de fermetures d'églises... On ne peut pas dire que l'Église gréco-catholique a été la plus persécutée des Églises. Mais ce qui est sûr, c'est que c'était l'une des Églises clandestines les plus importantes", poursuit-il.

Tous les biens de l'Eglise furent confisqués, et pour beaucoup confiés à l'Église orthodoxe. Ce qui permit par ailleurs de préserver le patrimoine religieux de la région. En comparaison avec d'autres villes soviétiques où aucune église n'avait été laissée en activité, une seule église fut fermée à Lviv. Parmi les quelque 3000 prêtres de l'époque, la plupart s'étaient convertis à l'orthodoxie. "Le synode avait été organisé de force et ignorait l'opinion d'une large partie des gréco-catholiques qui ne voulaient pas rejoindre l'Église orthodoxe russe", explique le chercheur Andriy Iourash. "Il y avait néanmoins une base sociale de fidèles qui étaient favorables à une unité dans l'orthodoxie, même s'il est difficile de la quantifier."

"La plupart des convertis ont préservé leur foi pendant toutes ces années, comme on a pu le constater dès 1989", oppose Taras Bublik. "Et il suffit de se rappeler les risques que des centaines de prêtres et fidèles ont pris pendant des décennies pour se rendre compte que leur adhésion à l'EGCU n'avait rien d'artificiel."

Dans une salle de l'Institut d'Histoire, Taras Bublik présente une exposition dédiée aux années de répression et de clandestinité. L'Église a survécu dans des appartements ou dans des caves, à travers la tenue d'offices, d'ordinations, ou même l'organisation de couvents et monastères clandestins. "Nous nous réunissions au maximum à deux familles à la fois, de manière très épisodique", raconte Myroslava Kryvdik. Elle est née à Lviv en 1957, alors que son grand-père, lui-même prêtre, était en détention en Sibérie. "Il nous fallait couper le téléphone, et jouer de la musique pour étouffer les bruits. Nous avons survécu, en occultant nos croyances de nos vies publiques."

"L'EGCU n'a certes pas été la seule confession à être persécutée. Mais sa liquidation s'inscrivait dans la politique soviétique de briser l'esprit national ukrainien, étroitement lié à l'Église depuis le 19ème siècle", indique Constantyn Sigov, directeur du centre d'études européennes à l'Université Mohyla, à Kiev. "À l'inverse, on voit que sa légalisation a renforcé le mouvement d'indépendance à la fin des années 1980."

"En premier lieu, le prompt rétablissement de l'Église est dû au vide spirituel chez de nombreux Ukrainiens, en quête de réponses", estime Oleh Kindiy, vice-recteur de la faculté de philosophie et théologie à Lviv. "Le martyre de l'Église fut une source d'inspiration, c'est un rappel du sacrifice ultime du Christ pour le salut de l'humanité. C'est perçu comme l'expression la plus élevée de la dignité humaine."

Mais pour expliquer le récent développement de l'EGCU en Ukraine centrale et occidentale, qui se fait en général aux dépens d'autres confessions chrétiennes, notamment orthodoxes, la dimension spirituelle n'est pas suffisante. "Un élément de réponse, c'est que l'Église orthodoxe, dans le centre et l'est de l'Ukraine, a été décrédibilisée par ses compromis avec le régime soviétique", explique Oleh Kindiy. "L'Église avait été partie prenante de l'idéologie d'État, en quelque sorte, selon le modèle bien connu de la 'symphonie' entre État et Église. Je me rappelle avoir visité la région de Poltava, dans l'est du pays, pour aller voir quelques communautés gréco-catholiques. Les fidèles n'avaient rien à voir avec l'ouest de l'Ukraine. Mais ils ont rejoint l'Église, car ils se disaient que l'EGCU était une Église ukrainienne sans tache. Au moins, ils étaient sûrs que les prêtres n'avaient pas dû se compromettre avec le KGB ou les hommes politiques russes."

Roman Zavyisky, recteur de la faculté de philosophie et de théologie à l'UCU, se refuse à lier le développement de l'EGCU à une concurrence directe avec l'Église orthodoxe. "Il ne faut pas perdre de vue les coopérations concrètes au niveau des paroisses, ou encore nos solides partenariats œcuméniques." L'UCU abrite d'ailleurs un Institut d'Études œcuméniques, dont le premier directeur était Antoine Arjakovsky, orthodoxe du Patriarcat de Constantinople. "Mais évidemment, il n'est un secret pour personne que nous avons des enseignements différents et un certain nombre de contentieux avec l'Église orthodoxe."

25 ans après la légalisation de l'EGCU, la question de la restitution des biens saisis en 1946 n'est toujours pas réglée. "Et elle ne le sera probablement jamais", constate Roman Zavyivsky. "Beaucoup de choses se sont passées entre 1946 et 1989, et nous ne pouvons pas, par exemple, réclamer des bâtiments où vivent des familles entières. " Un certain nombre d'églises ont été retournées à l'EGCU, réduisant comme peau de chagrin la présence du Patriarcat de Moscou dans l'ouest de l'Ukraine. Une évolution aussi due en grande partie aux "développements intra-orthodoxes et complications juridictionnelles", selon le chercheur Andriy Iourash. Dans les campagnes de l'ouest de l'Ukraine, il n'est pas surprenant de trouver plus d'une église dans les plus petits villages. "Là où les paroisses ne se sont pas reconverties de l'orthodoxie au gréco-catholicisme, nous avons construit notre propre église", explique Roman Zavyisky. Des investissements soutenus en partie par la diaspora ukrainienne, particulièrement généreuse avec l'EGCU.

Malgré un "dialogue continu et constructif", comme le précise Roman Zavyisky, impossible de ne pas percevoir des tensions de fond, dans un contexte de guerre non-déclarée entre Ukraine et Russie. "Du point du vue de Moscou, les gréco-catholiques sont un obstacle à l'unité de l'orthodoxie au sein du 'monde russe', c'est une constante historique", commente Roman Zaviysky.

Des frictions qui s'opposent foncièrement à la perspective de l'édification d'une Église ukrainienne unifiée, un sujet pourtant récurrent depuis l'indépendance du pays en 1991. Le 13 novembre, deux évêques orthodoxes du Patriarcat de Moscou, un du Patriarcat de Kiev, un de l'Église orthodoxe autocéphale d'Ukraine et un évêque de l'EGCU se sont réunis à Rivne, dans l'ouest ukrainien, sous l'égide du gouverneur de région. Les cinq représentants ont signé un mémorandum, soulignant le rêve d'une Église d'Ukraine unie et condamnant les actions de la Russie en Ukraine comme "une agression".

Bien que très localisée et politisée, l'initiative représentait une démarche inédite dans le contexte actuel. "Deux jours plus tard, les deux évêques orthodoxes du patriarcat de Moscou devaient se rétracter, sous pression de leur hiérarchie", rapporte Roman Zavyisky. "En soi, l'unité est souhaitable, mais elle doit se définir par une unité dans la diversité, et non l'absorption de diverses confessions par une en particulier. Nous sommes déjà passés par là, nous savons que cela ne fonctionne pas."

25 ans après sa légalisation, l'EGCU vit son développement comme "un accompagnement des changements de fond qui traversent la société ukrainienne", estime Roman Zavyivsky, qui assure d'une prise de distance avec les milieux politiques. "Il en va de notre responsabilité de contribuer aux débats sociaux, politiques et économiques, pour donner des réponses aux questions quotidiennes de nos fidèles."

"Nous pouvons parler d'une connivence avec l'idée ukrainienne, mais elle se décline de plusieurs manières", développe Constantyn Sigov. "En l'occurrence, au centre de la révolution à Kiev, il y avait précisément la dignité de l'homme. Je pense que c'est ça l'idée ici, la dignité de chaque citoyen, de chaque être humain."

Previous
Previous

Libération: Un gouvernement qui enfonce le clou contre Moscou

Next
Next

RFI: 25 ans de la légalisation de l'Eglise gréco-catholique d'Ukraine