Libération: Ukraine : un an après, les victimes abandonnées de l'Euromaidan

A Kiev, la révolution de l'année dernière a coûté la vie à près de cent personnes. Les victimes des violences policières et les associations se battent pour que les enquêtes judiciaires aboutissent.

«Recevoir des compensations ou un titre de héros, ce n’est pas important. Ce que je veux, c’est la justice. Les responsables de ces violences doivent être punis. Mais jusqu’à présent, il ne se passe rien.» A 23 ans, Vlad Tsilitskiy ne sourit plus. Sans émotion apparente, il raconte comment il s’est fait battre par les forces de police antiémeutes ukrainiennes, dans la soirée du 20 janvier. Il se tenait alors à l’entrée du stade Dynamo, derrière la barricade des révolutionnaires de la rue Hrushevskoho. «Je n’étais affilié à aucun groupe. Comme des centaines d’autres, je venais de temps en temps sur le Maidan, pour aider quelques heures.» Jusqu’à cette charge de police, qui l’a bousculé, violenté, et défiguré. «J’étais déjà au sol qu’ils me tapaient sans cesse.»

«PERSONNE N’A CONFIANCE DANS LE SYSTÈME JUDICIAIRE»

«Les enquêtes du Maidan piétinent pour de nombreuses raisons», explique Tetiana Mazur, directrice du bureau ukrainien d’Amnesty International. «Certaines sont très terre à terre : les policiers agissaient masqués et sont difficilement identifiables par les victimes. Ou encore, le centre de Kiev n’a jamais été traité comme une scène de crime. Les révolutionnaires ont récupéré des douilles de balles, des débris de bombes assourdissantes, pour les garder comme souvenirs…» Tetiana Mazur avoue aussi que son bureau a du mal à identifier des victimes qui voudraient faire valoir leurs droits : «Peu de gens croient que cela vaut la peine. Un an après, personne n’a confiance dans le système judiciaire.»Les signaux ne sont guère encourageants. En novembre 2014, le président Petro Porochenko avait personnellement adressé des remontrances au ministre de l’Intérieur, Arsen Avakov, et au procureur général, Vitaliy Iarema, en exigeant que «ceux qui ont commis des crimes doivent être traduits en justice». Quelques mois plus tard, aucun progrès n’est à signaler, hormis le renvoi de Vitaliy Iarema par les députés de la Verkhovna Rada, le 9 février. «Il n’était pas de taille à s’attaquer à ces cas sensibles», estime Ruslan Sydorovytch, du parti réformateur Samopomitch (entraide). «Ceux qui veulent agir trouvent un moyen. Ceux qui ne veulent pas agir trouvent des excuses», lance-t-il, en ajoutant : «J’espère sincèrement que le nouveau procureur général, Victor Chokin, va produire plus de résultats.»Le bureau du procureur général n’a fourni aucune réponse aux demandes répétées de Libération, faisant valoir l’emploi du temps chargé de l’enquêteur en chef, Serhiy Gorbatyuk. «Sur certains cas, le nouveau bureau est encore moins accessible que sous l’ancien régime», déplore Tetiana Mazur. Les nouvelles autorités sont dans le collimateur des associations de victimes. «On sent leur peur, avance Vlad Tsilitskiy. Il n’est pas étonnant qu’ils ne punissent aucun policier, car ils savent qu’ils en ont besoin pour se protéger d’un troisième Maidan…»

«TROISIÈME FORCE»

Le sulfureux Arsen Avakov a été accusé à maintes reprises d’entraver le travail des enquêteurs, dans le but de rejeter toute la responsabilité des violences sur les dignitaires de l’ancien régime, voire sur les forces spéciales russes. Dans un entretien publié le 20 février par Kommersant-Ukraina, un commandant de l’unité d’élite «Omega», Anatoliy Stelchenko, exempte ses hommes des tirs meurtriers de la rue Institoutska, exactement un an auparavant. «Ce n’était pas nous. De nombreux manifestants ont été touchés dans le dos. Je ne sais pas de quel groupe de tireurs il s’agissait, mais ils étaient probablement en embuscade derrière un parapet, le long de la rue. Les tirs étaient précis, professionnels, ils savaient ce qu’ils faisaient.»Pour Andriy Paroubiy, ancien commandant des forces d’autodéfense de l’Euromaidan, cette «troisième force» ne peut être que russe. Selon des experts relayés par les médias russes, c’est là l’œuvre d’unités d’élite américaines.Loin des questions géopolitiques et des théories du complot, c’est avant tout «le système qui n’est pas fait pour enquêter sur ce genre de crimes et violations des droits de l’homme. Il protège ses propres hommes à cause de conflits d’intérêts, complique les enquêtes, n’aide pas au rassemblement de preuves…», critique Tetiana Mazur. Amnesty International et d’autres exigent «une réforme de fond du système». La justice est bien connue pour prendre son temps. A Kiev, elle n’est néanmoins qu’un des nombreux espoirs de changement pour lesquels les Ukrainiens se sont battus.

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