La Tribune de Genève: "Ianoukovich est parti, la corruption reste"

Article publié dans La Tribune de Genève, le 23/02/2015Le nouveau seigneur du château porte un pantalon à élastique. De ses pantoufles vieillissantes, il glisse sur les parquets en bois précieux et les sols en marbre. Symbole de l’armée insurrectionnelle ukrainienne, le drapeau rouge et noir est posé sur les épaules de Petro Oleynik, mais laisse entrevoir un gilet traditionnel et des symboles nationaux. Sa famille à Lviv, sa ville natale dans l’ouest de l’Ukraine? Cet épicier de formation ne l’a pas vue depuis des mois. Il habite depuis le 22 février 2014 à Mejyhiria, l’ancienne résidence somptueuse du président autoritaire déchu Viktor Ianoukovitch. «Je fais le ménage, je nourris les oiseaux, les poissons…»
Temple de la corruptionSelon ses dires, il est seul à entretenir le vaste manoir en bois rare, à polir le chandelier de l’entrée qui «pèse» près de 2 millions d’euros et à s’assurer que personne ne vient piller les trésors de ce temple de la corruption de l’ancien régime. «J’étais volontaire sur le village de l’EuroMaidan. Après la fusillade du 20, on était en état de choc. Mais le 22 au matin, quelqu’un a crié que Ianoukovitch avait pris la fuite et qu’il fallait aller occuper Mejyhiria! Je suis monté dans une voiture et je suis arrivé ici.» L’année de Petro Oleynik peut se résumer simplement: il est le seul révolutionnaire à ne pas être reparti. «Parce qu’il faut préserver cet endroit et le faire connaître, pour rappeler pourquoi nous nous sommes battus.»Ancienne propriété d’Etat soviétique accaparée par Viktor Ianoukovitch et ses proches, Mejyhiria a été rendue à l’Etat en juin et transformée en musée en novembre. Malgré cela, les pouvoirs publics n’accordent que peu de moyens à l’entretien de cette immense propriété de 140 hectares, son terrain de golf, son sauna, son zoo ou encore la reconstitution d’un galion sur les bords du fleuve Dniepr. Aussi Mejyhiria est aujourd’hui un ensemble disparate: l’héliport est devenu le QG du bataillon de volontaires ukrainiens «Sitch». Les baraques des forces de sécurité abritent des personnes déplacées de Crimée et du Donbass. Le parc est devenu une sorte de jardin public, à 20 hryvnias (septante centimes de franc suisse). Quant aux fastes abusifs du manoir principal, on les découvre pour 200 hryvnias (7 francs).D’incompétentes autorités«Les autorités nous ont coupé le gaz», explique avec simplicité le maître des lieux. Durant la visite guidée chorégraphiée à la minute près, il referme portes et fenêtres prestement pour économiser la chaleur. «L’électricité, ça va encore. Mais ils veulent que l’on paie les factures. Avec quel argent? Je suis bénévole. Le fait est qu’ils n’ont personne pour me remplacer, ils ne veulent pas prendre leurs responsabilités…» C’est à cause de l’incompétence des nouveaux pouvoirs publics que Petro Oleynik entend «rester aussi longtemps que nécessaire».Et ce n’est pas la menace du retour de Viktor Ianoukovitch, lancée le 20 février, qui va le faire déguerpir. «Je l’attends de pied ferme! J’ai quelques comptes à lui demander.» L’ex-chef de l’Etat, désavoué par ses anciens alliés et électeurs de l’est de l’Ukraine, semble plus isolé que jamais. En un an d’exil en Russie, il n’est jamais apparu publiquement en compagnie du président Poutine, pourtant son allié de principe.Si le retour de l’autocrate déchu paraît improbable, le système de la «Famille» qu’il avait engendré serait toujours influent en Ukraine. Des entreprises liées à son fils Oleksandr ou au jeune millionnaire Serhiy Kurchenko seraient toujours actives dans les affaires bancaires ou les importations énergétiques. De quoi promettre de nombreuses heures de travail aux journalistes enquêteurs du groupe «YanukovychLeaks». Ceux-ci avaient réalisé un coup d’éclat en mettant la main, dès le 22 février, sur d’imposantes quantités de documents (certains repêchés dans les eaux glacées du Dniepr) attestant de la corruption du régime.Une justice complaisante?En mai 2014, le journaliste et militant anti-corruption Denis Bigus annonçait «des mois, des années de travail, pour se donner une idée de l’ampleur des abus de la Famille». Et de dénoncer la lenteur des procédures judiciaires, voire une certaine complicité des nouvelles autorités avec les anciennes. Un des adjoints du procureur général Vitaliy Iarema a ainsi été fortement critiqué après la révélation d’images de sa luxueuse villa, dans la banlieue de Kiev.«Ce n’est plus possible de voler autant que Ianoukovitch l’a fait», estime Rodion Luka, un visiteur à Mejyhiria, assis, ébahi, sur les imposants fauteuils de tissu soyeux. «Mais nos nouveaux dirigeants ne luttent pas suffisamment contre la corruption. Il y a encore beaucoup à faire.» (TDG)
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