TDG: «Face à la Russie, notre frontière de l’Est est celle de l’Europe»
Entretien avec Volodymyr Hroïsman, Premier ministre ukrainien, publié dans La Tribune de Genève, le 21/10/2016
A Kiev, le premier ministre dénonce la militarisation de la Crimée. Et invite les investisseurs de l’Ouest. Interview exclusive
Chapô: Volodymyr Hroïsman est bien peu connu du grand public. A l’étranger, mais aussi dans son pays. Agé de 38 ans, le 16ème Premier ministre de l’Ukraine indépendante est pourtant en poste depuis avril 2016. Plus effacé que certains de ses charismatiques prédécesseurs, Volodymyr Hroïsman est perçu comme l’homme du Président, Petro Porochenko. Il a de fait été le maire de son fief de Vinnytsia, pendant 8 ans. Loyal, le Premier ministre d’un pays en guerre laisse les questions de sécurité et défense au Chef de l’Etat. Ce soir du 21 octobre, il apparaît tard, et fatigué, alors qu’il bataille pour faire adopter le budget 2017. C’est cela qui le préoccupe. Lui qui se présente comme un bon manager et un réformateur, entend assainir l’environnement économique, lutter contre une corruption endémique, et attirer les investisseurs internationaux vers un Eldorado ukrainien qui, il en est sûr, profitera à toute l’Europe. L’Ukraine sort de la grave récession avec une prévision de 3% de croissance pour 2017. Quelles garanties donnez-vous aux investisseurs étrangers inquiets de la corruption?Il est dans l’intérêt de notre pays que ces investissements ne soient pas seulement protégés mais aussi fructueux. C’est la mission de mon gouvernement. Nous avons déjà accompli beaucoup. Dans la lutte contre la corruption, nous avons posé les bases, mais les efforts ont été contrés par l’absence d’une réforme judiciaire de grande envergure. Nous l’avons entamée le 30 septembre. Les effets s’en feront sentir sur la durée. Ce 19 octobre, j’ai officiellement lancé le Bureau de soutien aux investissements en Ukraine. Le but est d’instaurer des garde-fous automatiques. Si des agents des impôts tentent d’extorquer des fonds aux entreprises, ils seront traduits en justice.Comment mener le plan de réformes structurelles que vous défendez dans un pays en guerre?C’est un défi, évidemment. Mais l’Ukraine, ce sont 45 millions d’habitants, avec leurs besoins, leurs activités, leurs ressources, leur potentiel. L’économie ukrainienne a ses logiques propres, qui se développent malgré la guerre.Ce conflit, ce n’est pas seulement un défi pour l’Ukraine, mais bien pour toute l’Europe. Il ne faut pas se voiler la face. Considérons la Crimée. Avant l’annexion par la Russie en 2014, c’était une grande station balnéaire. Aujourd’hui, c’est une base militaire, qui est un danger non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour le monde entier. Certains dirigeants se comportent comme des enfants qui ferment les yeux quand ils voient quelque chose qui leur fait peur. Mais il faut réagir. Et il faut comprendre que la frontière que notre armée protège, ce n’est pas la frontière orientale de l’Ukraine, mais celle de l’Europe. Là-bas, nos forces armées font face à l’armée russe, l’une des plus puissantes au monde.Comment développer l’économie nationale sans échanger avec la Russie?La Russie a traditionnellement réprimé le potentiel économique de l’Ukraine, afin de nous maintenir dépendants vis-à-vis d’elle. Aujourd’hui, nous avons perdu l’accès à ces marchés traditionnels russes. La réorientation qui nous a été imposée, vers l’ouest, aide à la modernisation de notre économie. C’est un défi certain, mais nous en sortirons renforcés. Les transformations engagées nous élèvent vers les normes et standards européens, afin de nous permettre de traiter avec l’Union européenne en tant que partenaire stable, responsable et prospère. C’est difficile, et c’est un objectif à long terme. L’essentiel, c’est la confiance. Il faut croire en l’Ukraine.Beaucoup de vos prédécesseurs ont tenu des discours similaires. Comment pensez-vous réussir là où ils ont tous échoué?Ne me jugez pas aux paroles, mais à mes actes. J’ai des échanges réguliers avec les milieux d’affaires pour régler des cas concrets. Evidemment, il y a des problèmes. Mais nous avançons dans la bonne direction. Le point faible, c’est que nous n’allons pas assez vite, c’est tout.Est-ce vraiment votre principale faiblesse? Comment lutter contre le système oligarchique qui régit l’Ukraine, alors que le président Petro Porochenko est lui-même un oligarque?Le président, c’est le président. C’était un grand homme d’affaires auparavant, c’est bien connu. Cela n’en fait pas un oligarque. Pour ce qui est des autres, ils avaient prospéré en détenant des monopoles économiques. Nous les démantelons en ce moment. Nous reprenons le contrôle des entreprises d’Etat, nous en changeons les directions. La «désoligarchisation» en sera une conséquence naturelle. S’ensuivra la libération du potentiel incroyable de notre économie.