Coke d'espoir à Avdiivka

Version longue d'un article publié dans La Libre Belgique, le 06/06/2017La cokerie d’Avdiivka, sous contrôle de la holding de Rinat Akhmetov, est très convoitée par les belligérants. Sur la ligne de front, elle est frappée par les blocages pour son approvisionnement en coke. Les biens de l’oligarque ont été saisis et son centre humanitaire expulsé des zones rebelles. DSC04187“Nos huit fours fonctionnent. Nous sommes revenus à pleine capacité, comme en temps de paix”. Musa Magomedov ne se laisse pas emporter facilement. Accoudé à sa table de conférence, le directeur de la cokerie d’Avdiivka, dans l’est de l’Ukraine parle production et chiffre. Il ne veut malgré tout pas cacher son enthousiasme. “Il y a eu des moments où nous nous pensions condamnés. Aujourd’hui, je sais que nous avons un futur, et Avdiivka aussi”.A moins de trente kilomètres au nord de Donetsk, l’usine de coke frappe par son gigantisme. Et pour cause: c’est l’une des plus importantes d’Europe. Elle produit 25% du coke ukrainien. Spectatrice immobile de la guerre qui fait rage depuis le printemps 2014, elle s’est retrouvée, avec la ville, sur la ligne de front, du côté contrôlé par les forces ukrainiennes. Le complexe industriel a souffert de nombreux bombardements au cours des trois dernières années, menaçant ses infrastructures vitales. 2 employés ont été tués sur le site.L’écho des duels d’artillerie est quotidien au-dessus de la ville. Les tirs se concentrent sur la zone militaire au sud, mais se perdent de temps en temps. Quatre civils ont trouvé la mort, le 13 mai, alors que l’Ukraine célébrait la finale de l’Eurovision à Kiev. La cokerie n’a malgré tout jamais cessé de fonctionner. Et aujourd’hui, Musa Magomedov relance les plans d’investissement et de modernisation de l’usine.DSC04097Pas de temps à perdre“Vous voyez, les fours sont disposés en batterie, et sont allumés en permanence”, décrit Maksym Butovskiy, contremaître du bloc 1. Un wagon d’acier glisse sur un petit chemin de fer pour collecter des blocs de coke en fusion tombant des fours, à une température de 1000°. Son chargement est ensuite refroidi et entreposé dans les imposantes structures qui encadrent la cour d’usine. “Je considère ces fours comme mes enfants. Autant dire que je suis fier de voir toute ma famille réveillée et active!”, s’émeut Maksym Butovksiy. Seul un neuvième four est en cours de restauration, prévue de longue date. L'usine est active, très active même. “On produit à pleine capacité, et il ne faut pas traîner. Les industries métallurgiques réclamaient notre coke depuis des années, donc il n’y a pas de temps à perdre”, commente Musa Magomedov.Pourtant, en février, le directeur hurlait à la mort. Le blocus nationaliste des approvisionnements de charbon en provenance des territoires séparatistes faisait peser une menace bien plus existentielle que les bombardements. Sous la bannière “Stop au commerce du sang”, des groupes paramilitaires soutenus par des partis politiques d’opposition avaient établi des barrages sur des voies de chemin de fer. Ils avaient juré d’interdire aux sociétés implantées dans les républiques de Donetsk et Louhansk de faire des affaires avec des entreprises en territoire ukrainien, et de financer les autorités séparatistes par leurs impôts.Un suzerain en exilLe blocus était clairement dirigé contre l’empire industriel de l’oligarque Rinat Akhmetov. Allié du Président déchu Viktor Ianoukovitch, il a longtemps été considéré comme le “Seigneur du Donbass”, et avait organisé un circuit de production très intégré, moderne et compétitif, au sein de sa holding “System Capital Management” (SCM). La cokerie d’Avdiivka, en l’occurrence, dépend de la société “Metinvest”, un des fleurons de SCM. Elle recevait charbon et électricité de la société DTEK, elle aussi partie prenante de SCM. La coke produite partait pour la plupart vers des métallurgies de Metinvest. Le circuit avait résisté à la guerre, jusqu’aux blocages du début d’année. Face à la pression d’un mouvement nationaliste armé, vindicatif, et soutenu par l’opinion, le Président Petro Porochenko a institutionnalisé, le 15 mars, un “gel temporaire des échanges commerciaux par rail et par la route”.“Nous avons du nous adapter”, explique Musa Magomedov, “en recherchant des approvisionnements depuis les Etats-Unis, l’Australie, et d’autres mines d’Ukraine. Ca coûte plus cher, mais nous pouvons au moins continuer à travailler”. L’intégration verticale est tout de même préservée à 50%, dans la mesure où les fournisseurs américains comme United Coal Company sont détenus par Metinvest.Musa Magomedov dément ainsi les rumeurs de contrebande depuis les zones séparatistes. La cokerie ne reçoit plus ni charbon ni électricité depuis Donetsk, maintenant que les lignes à haute tension ont été redirigées depuis le nord de la région. A travers cette usine, il semble qu’Ahmetov, autrefois le “Seigneur du Donbass”, a perdu tout contrôle sur son fief. En mars, les séparatistes avaient nationalisé une trentaine de ses entreprises sur leurs territoires. Même les activités humanitaires de Rinat Akhmetov sont désormais interdites à Donetsk et Louhansk.DSC04269 Séparation définitive? Pour le Donbass, région minière et industrielle autrefois très dynamique et incorporée aux circuits économiques ukrainiens, la reconfiguration est difficile. Au moins 20000 personnes franchissent la ligne de front chaque jour, preuve de liens forts et persistants. La rupture progressive des liens économiques pourrait remettre en cause ces interconnexions. Le constat est d’autant plus amer que le blocus ne semble en aucun cas contraindre les autorités séparatistes et russes, à relancer des négociations de paix. Les instigateurs des barrages assuraient pourtant que la pression financière d’un blocus obligerait Moscou à se montrer plus conciliante.Le chef de Donetsk Alexander Zakharchenko semble très bien s’accommoder de la situation. Il a renforcé son emprise sur l’économie régionale, et semble regarder de moins en moins vers l’Ukraine. Petro Porochenko a subi un revers politique cuisant. Il a aussi perdu les impôts conséquents que les sociétés versaient à Kiev avant d’être nationalisées à Donetsk et Louhansk, accuse les nationalistes d’avoir “manipulé l’opinion” afin de séparer définitivement le Donbass de l’Ukraine.[gallery ids="5567,5568,5569,5570,5571" type="square"]

Crédit: Filip Warwick

Si les faisans restent… Chez Musa Magomedov, pas de politique, hormis la politique de la ville. L’homme est une célébrité à Avdiivka, et sur les réseaux sociaux, acclamé pour sa détermination face à l’adversité. De fait, l’existence même d’Avdiivka dépend de la cokerie. La ville en reçoit tout son chauffage, la quasi-totalité du budget municipal, et l’essentiel de son activité économique, à travers les 4000 emplois occupés.Sur 35000 habitants avant la guerre, environ 20000 vivent encore en ville. “Nous ne manquons pas de bras, mais plutôt de compétences. Les travailleurs les plus qualifiés sont partis”, regrette Musa Magomedov. “Mais avec le retour à nos pleines capacités, on va leur montrer qu’il y a des perspectives ici. On va les faire revenir”.A la fin d’un tour de l’usine, Ioulia M., responsable de presse, entraîne le visiteur vers un petit espace vert. Des canards s’ébattent dans un bassin. Des cygnes, et même des faisans paradent autour. Le soleil inonde le parc, dans un des premiers après-midis d’été. “Si ces animaux vivent paisiblement ici, alors c’est bon signe pour nous. D’abord en terme de qualité de l’environnement. Malgré toutes les critiques qui nous sont adressées, l’usine est aussi propre qu’une cokerie comme celle-là peut l’être. Et puis, dans ce contexte… si eux se sentent bien ici, alors il n’y a pas de raison que nous fuyons”.

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