Analyse: Après Navalny, les implications d'un éventuel abandon de Nord Stream II

Par Sébastien Gobert - D&B

“Nord Stream ist Mord Stream - Nord Stream est Meurtre Stream”. Le titre assassin du tabloïd allemand BILD, en date du 8 septembre 2020, indiquerait-il un revirement radical de l’opinion publique vis-à-vis du doublement du gazoduc Nord Stream? Rappelons que BILD est le quotidien à la plus large diffusion en Allemagne et en Europe occidentale.

La construction de Nord Stream II, entamée en mai 2018, est achevé à 94%, après deux ans de rebondissements. Les Polonais et les Baltes ont contesté. Les Ukrainiens ont hurlé. Les Suédois et Danois ont hésité. La commission européenne a pinaillé. Les Etats-Uniens ont menacé. Mais c’est bien l’empoisonnement de l’opposant moscovite Alexeï Navalny, et sa convalescence à Berlin, qui pourrait sonner le glas du projet. “J’espère que les Russes ne vont pas nous forcer à changer notre position sur Nord Stream II”, a expliqué le ministre des affaires étrangères Heiko Maas au BILD, en appelant Moscou à coopérer dans l’enquête.

De nombreux experts estiment qu’il est trop tard pour ne serait-ce qu'espérer stopper les travaux. Mais au-delà de la dimension technique d’une telle décision, quels seraient les implications d’un abandon de Nord Stream II?

Dans le contexte d’urgence politique de la crise biélorusse et du cas Navalny, toucher à Nord Stream II serait la réponse la plus forte du gouvernement allemand, et des Européens dans un contexte plus large, vis-à-vis du Kremlin. La non-réalisation du gazoduc priverait la Russie de Vladimir Poutine de revenus additionnels liés à la vente d’hydrocarbures. Elle la forcerait aussi à continuer à utiliser le système de transit gazier (GTS) ukrainien, qui achemine encore environ 50% des exportations russes vers les consommateurs européens.

A Kiev, Naftogaz y conserverait la source d’un revenu conséquent (environ 3 milliards de dollars par an) qui conforterait sa position de groupe énergétique fraîchement réformé sur la durée et lui permettrait d'étoffer sa réputation de partenaire fiable auprès d'homologues européens. La réforme du marché gazier est l’une des grandes avancées de l’Ukraine post-2014. Elle vient d’être complétée par des mesures visant à casser des monopoles régionaux de distribution.

D’un point de vue géopolitique, le refus allemand de mettre Nord Stream II en opération serait perçu comme un signe évident de solidarité européenne par les Baltes, les Polonais et, bien sûr, les Ukrainiens.

Cela risquerait en revanche d’écorner la crédibilité de Berlin sur le plan international, en tant que partenaire fiable sur le long-terme. Des dizaines d'autres projets sont en cours avec des Etats dont les crédits démocratiques sont faibles. Seraient-ils remis en cause pour les mêmes questions de valeurs?

L’échec de la construction de Nord Stream II nuirait aux intérêts de plus de cent entreprises dans douze pays européens. La moitié de ces compagnies sont allemandes. Ce sont dix milliards d’investissements qui seraient remis en question. Nord Stream II est un partenariat entre Gazprom d’une part et BASF, E.ON, ENGIE, OMV et Shell (toutes basées en Union européenne) d’autre part. Le géant gazier russe, contrôlée par le Kremlin, est actionnaire majoritaire.

Au-delà de l’Allemagne, très dépendante des énergies fossiles depuis sa décision de renoncer au nucléaire, plusieurs opérateurs de réseaux gaziers d’Europe de l’ouest comptent aussi sur Nord Stream II en termes d’approvisionnement.

L’enjeu de l’achèvement de Nord Stream II ne tient cependant pas qu’aux seules relations russo-européennes. Les Etats-Unis ont été très actifs pour critiquer et entraver le projet, notamment à travers des sanctions imposées à l’encontre d’entreprises impliquées dans la construction du gazoduc. Des sanctions supplémentaires sont à l’étude.

Pour Washington, l’impératif géopolitique de soutien à l’Ukraine se double de la perspective de fournir l’Allemagne et plusieurs pays européens en LNG à travers le terminal polonais de Świnoujście. Une aubaine commerciale qui serait aux dépends du consommateur final, le LNG étant plus onéreux que le gaz naturel russe.

Cela étant dit, rien n’obligera l’Allemagne à acheter spécifiquement du LNG américain. Il existe d’autres sources d’approvisionnement.

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