Analyse: en Ukraine et en Géorgie, le chant du cygne du modèle euro-atlantique?
En Géorgie, la contestation se poursuit malgré les intimidations, arrestations, brutalités et autres sortes de répressions.
Le bras de fer se poursuit à Tbilissi et dans une quarantaine de villes à travers le pays. Le weekend pourrait marquer un nouveau moment fort de la mobilisation. La stratégie du gouvernement demeure constante: minorer des manifestations “manipulées depuis l’extérieur”, ignorer les revendications des protestataires et promettre “d’éradiquer totalement le libéro-fascisme”.
Dans le contexte de la guerre en Ukraine, cette contestation pourrait bien être l’ultime manifestation au nom du modèle d’intégration euro-atlantique.
Pendant trois décennies, les républiques post-communistes, et récemment la Géorgie, Ukraine, Moldavie, Arménie, Bélarus: les populations de ces pays ont exprimé, à leurs manières et à des degrés divers, leur rejet du modèle russe. Un refus que le Kremlin a bien compris, et auquel il a tenté de remédier avec l’emploi de la force - à des degrés divers - et à leurs relais parmi des élites locales corrompues.
Pendant les trois dernières décennies, ce rejet du modèle russe a été canalisé par une adhésion au projet d’un “retour à l’Europe” et, dans une certaine mesure, au projet économique, politique et géopolitique incarné par l’Union européenne. Chaque cas est à apprécier dans ses subtilités: en Moldavie, la nostalgie pour l’URSS est bien forte motivante que l’attrait pour le modèle russe. Au Bélarus, l’idée d’intégration européenne n’a joué quasiment aucun rôle dans les contestations anti-Loukachenko.
Ces luttes et les efforts globaux de transformation se sont heurtés à la mollesse des Occidentaux, Européens en premier lieu. Ceux-ci ont favorisé la stabilité traditionnelle d’une sphère d’influence russe afin de ne pas froisser Moscou mais aussi de se protéger des appels à des élargissements non-souhaités. En répondant faiblement à l’appel des peuples en question, la modernisation des Etats concernés ainsi que leurs luttes contre autoritarisme et corruption en ont été affaiblies.
Le traitement de la guerre en Ukraine est une manifestation ultime de cette insuffisance. En livrant trop peu et trop tardivement à l’Ukraine pour assurer sa défense, en cherchant pendant longtemps à “ne pas humilier” la Russie, les Occidentaux n’ont fait que prolonger le conflit et amoindrir les chances de victoire de Kyiv.
Par extension, elles ont permis au gouvernement géorgien ou aux oppositions moldave et arménienne de pousser pour une neutralité tout à fait kremlino-compatible qui séduit leurs électorats.
De fait, si l’Ukraine perd cette guerre, ou tout du moins ne la gagne pas, malgré la justesse de son statut de victime et le soutien inédit d’une cinquantaine de pays, alors cela démontrera l’impuissance occidentale à faire face à la Russie, voire la complicité tacite des Américains et Européens dans la répression des mouvements visant à se libérer de l’étau russe.
Evidemment, la situation est plus complexe que cela. Les Occidentaux ont fait beaucoup et la Russie a souffert de leurs actions collectives. Mais quelque soient les nuances de cette dernière, les populations locales la percevront bel et bien comme un échec, voire une trahison, de l’Occident.
S’ensuivront une série de conséquences. En premier lieu, sans victoire en Ukraine et réouverture de la mer Noire, la contestation géorgienne est condamnée à la répression, isolée dans son petit coin du monde. Même dans le cas où l’opposition arrive au pouvoir, ses marges de manoeuvre seront extrêmement limitées et elle devra reprendre langue avec Moscou.
Les timides efforts arméniens de modernisation et de diversification des alliances sont eux aussi dépendants du succès de la contestation géorgienne, et par extension de la situation ukrainienne. Sans l’appui d’une Géorgie politiquement libérale et orientée vers l’ouest, l’Arménie est territorialement isolée, coupée des flux énergétiques, commerciaux et potentiellement militaires qui pourraient lui donner du poids dans la renégociation de sa relation à la Russie.
De manière générale, une défaite ou une non-victoire de l’Ukraine garantira le maintien au pouvoir du régime de Vladimir Poutine et la persistance de la conscience impériale grande-russienne dans le collectif russe. La main-mise de Moscou sur Minsk s’en trouvera réaffirmée.
Plus globalement, cela enverra un message aux élites locales: mieux vaut satisfaire le voisin russe et trouver un arrangement qu’entrer en conflit, étant donné que l’Occident ne permettra pas de faire la différence.
Les processus de réformes, modernisation, lutte contre la corruption et l’oligarchie seront affaiblis et remis en cause par l’attraction déclinante du modèle euro-atlantique. Alors parmi ceux qui resteront convaincus par le bien-fondé des réformes structurels, d’une ouverture économique et d’une intégrité de l’état de droit, on se cherchera des vecteurs de développement alternatifs: chinois, turcs ou autres. Si j’ose un parallèle: ceux qui mènent aujourd’hui une offensive dévastatrice contre Bachar el-Assad sont loin d’être les démocrates urbains, plus ou moins occidentalisés et libéraux du Printemps arabe de 2011. La lutte reste la même mais le modèle d’avenir est tout autre. Jusqu’à quand les Ukrainiens ou l’opposition géorgienne se plieront-ils aux exigences normatives européennes et de la “conditionnalité” occidentale si celles-ci ne s’accompagnent pas d’un engagement géopolitique fort et - surtout - efficace?