LLB: Connaît-on vraiment Volodymyr Zelensky et ses multiples visages ?
Article publié dans La Libre Belgique, le 24 février 2023.
Voilà un an que le président ukrainien, icône de la résistance d'une nation envahie, est omniprésent dans les espaces publics occidentaux. Son nom est universellement connu. Mais connaît-on vraiment l'homme, et ses multiples visages? Portrait.
Dans le studio de télévision, couvert de cotillons et de guirlandes étincelantes, des dizaines d’invités hilares. Pour cette Saint Sylvestre 2013, la chaîne d’État russe Rossiya 1 n’a pas économisé sur le kitsch du décor. Particulièrement enjoué, le propagandiste Vladimir Soloviev s’épanche en vœux de bonheur, avant de se déhancher avec énergie sur les airs d’une chanson pop. Sur scène, la star du divertissement russe, Maxim Galkine, donne le la au comédien ukrainien Volodymyr Zelensky, ici présenté sous la version russe de son prénom, Vladimir.
Y pensent-ils encore de temps en temps, à cette soirée de nouvel an 2013 ? Depuis l’invasion généralisée de l’Ukraine, lancée le 24 février 2022, Vladimir Soloviev menace régulièrement le monde d’une apocalypse nucléaire si le “drogué” et chef du “régime nazi” ukrainien n’est pas éliminé. Maxim Galkine et son épouse, la célébrissime Alla Pougatcheva, sont désormais de féroces critiques de l’agression russe, exilés à l’étranger. Volodymyr Zelensky est, lui, universellement connu comme l’icône de la résistance d’une nation et anti-modèle d’un Vladimir Poutine vieillissant et vindicatif. Ukrainophone accompli, l’ancien acteur martèle désormais qu’il préfère vivre sans électricité ou chauffage qu’avec les Russes.
Rire de tout, avec tout le monde
Le contraste, vertigineux, se mesure dans la gravité de l’attitude et les cernes creusés du président ukrainien. Le fringant jeune homme à la peau douce et aux plaisanteries légères ne réapparaîtra plus sur les plateaux de télévision, a fortiori russes. Elle semble bel et bien condamnée, cette unité historique et culturelle post-soviétique qui avait permis à Volodymyr Zelensky et à son studio “Kvartal 95” (Quartier 95) d’exporter leurs sketches, spectacles et films vers Moscou, l’ancienne capitale impériale, et de nombreux pays russophones. Confronté à une tempête géopolitique sans précédent depuis 1945, le chef de l’État a radicalement changé sa vision de la Russie. Mais aussi de l’Ukraine.
Car au moment de la diffusion du réveillon russe 2013, un concert géant attirait quelque 100 000 personnes sur Maïdan Nezalejnosti, la place de l’indépendance à Kiev. La soirée, aux accents émouvants des tubes du groupe Okean Elzy, marquait l’un des temps forts de la Révolution de la dignité. Les protestataires exigeaient la destitution du président Viktor Ianoukovitch, autocrate brutal et corrompu, dans l’espoir de réaliser le potentiel d’ouverture et de modernisation du pays. La Russie n’était alors pas l’ennemie, bien que Vladimir Poutine eut clairement choisi son camp aux côtés du régime.
De tout cela, Volodymyr Zelensky, acteur célèbre et producteur, n’en avait cure. Il voulait rire de tout, avec tout le monde. Même si, dans ses sketches en russe, une certaine vision du monde se dégageait, inspirée de l’école du rire soviétique dans lequel il avait grandi. La langue ukrainienne y était dénigrée comme un patois et l’Ukraine comparée à une “actrice allemande de films pour adultes”. “Zelensky avait beau se retrancher derrière l’humour et la défense de sa liberté de ton, ses productions n’étaient pas neutres : elles perpétuaient l’idée d’une Ukraine objet, petit pays folklorique et corrompu, dépendant d’une Russie forte et culturellement supérieure”, explique Otar Dovjenko, spécialiste des médias ukrainiens.
Même si les références à Vladimir Poutine étaient empreintes de dérision, le maître du Kremlin apparaissait comme un tsar tout-puissant auquel porter ses doléances. La frontière entre fiction et réalité étant ténue, Volodymyr Zelensky avait publiquement proposé, après l’annexion de la Crimée et aux pires heures de la guerre du Donbass, “de s’agenouiller” devant Vladimir Poutine afin qu’il “ne mette pas l’Ukraine à genoux”. Une scène inimaginable aujourd’hui que le premier écarte toute idée de négociation avec la Russie tant que le second restera au pouvoir.
Cette prise de position est connue et largement commentée. Le président ukrainien, personnalité 2022 du magazine Time, est devenu si omniprésent dans les espaces publics occidentaux qu’il nous semble désormais familier. Le besoin de le présenter reste néanmoins crucial, tant ses multiples métamorphoses ont surpris, y compris parmi ses proches. Sa propre femme, Olena, n’a-t-elle confessé avoir appris la candidature de son mari à la présidentielle en regardant la télévision, comme des millions d’autres Ukrainiens, lors d’un autre réveillon, le 31 décembre 2018 ?
Se démarquer à tout prix
De fait, Volodymyr Zelensky n’a fait que déjouer les destinées qui lui étaient tracées. Hormis les 126 kilomètres de longueur faisant de sa ville natale de Kriviy Rih l’agglomération la plus étendue d’Europe, ce centre industriel dans lequel il naquit en 1978 ne lui promettait rien d’exceptionnel. En bons citoyens soviétiques, sa mère ingénieure et son père mathématicien avaient oublié leurs origines juives et élevé leur fils dans l’anonymat d’un “kvartal”, un bloc d’habitation informe, typique de l’URSS, qui ne se distinguait que par son numéro : 95.
C’est sans doute pour échapper à cette uniformité que Volodymyr explore très jeune le théâtre, la danse et l’humour. En 1994, il fonde avec des copains de son quartier une petite troupe qui s’inscrit dans la tradition du KVN, acronyme du “Club des gens drôles et inventifs”, studio de comiques créé à l’époque soviétique. Au grand dam de ses parents qui avaient investi dans de prestigieuses études de droit, Volodymyr décide de divertir les gens.
Faire rire, il le fait bien. Les spectacles, sketches et concerts du studio “Kvartal 95”, officiellement fondé en 2003, se révèlent extrêmement populaires. Mais il ne s’arrête pas là. Sacré champion de “Danse avec les stars” en 2006, il ravit les foules comme amoureux transi dans des comédies romantiques faites de grosses ficelles et d’humour potache ou en incarnant un Napoléon hystérique. Il pénètre aussi l’intimité des plus jeunes en doublant de sa voix nasillarde l’ours Paddington dans le film éponyme.
Et quand le clown essuie son maquillage, c’est un homme d’affaires redoutable qui se révèle. La gestion, la comptabilité, les projets du “Kvartal 95”, c’est lui. Ses collaborateurs lui reconnaissent tous sa force de travail, sa rigueur, sa polyvalence et son flair pour initier et mener ses projets avec succès et moult bénéfices. En témoigne l’achat, en 2017, d’une villa en Toscane pour 3,8 millions d’euros. Sans s’être compromis dans la criminalité des années nonante, sans avoir trempé dans des combines de marchés publics ou de corruption de haut niveau qui ont marqué les premières décennies de l’Ukraine indépendante, Volodymyr Zelensky s’affiche comme une success story post-soviétique : populaire, entreprenant, riche, intègre – si ce n’est honnête – au demeurant heureux dans sa vie de famille depuis son mariage en 2003 et la naissance d’une fille en 2004 et d’un garçon en 2013. Et apolitique.
“Bonjour, Monsieur le Président”
Tout bascule quelques minutes avant minuit, le 31 décembre 2018. L’Ukraine se cherche alors une alternative au conservateur président Petro Porochenko et aux autres routards de la politique. L’hypothèse Zelensky, testée dans les sondages, fait jaser dans les cuisines. Jusqu’à ce qu’il s’approche de la caméra, ce 31 décembre, pour exhorter les Ukrainiens à changer par eux-mêmes quelque chose dans le pays. Lui a “choisi cette voie”, assène-t-il en annonçant sa candidature à la présidentielle d’avril 2019. Certains continuent à rire, d’autres s’indignent de cette dévalorisation de la politique. Et beaucoup, déjà, veulent y croire. Car cette candidature ne sort pas de nulle part : sur les écrans de télévision, Volodymyr Zelensky est président depuis fin 2015.
Dans la série “Le Serviteur du peuple”, le comédien campe un professeur d’histoire devenu chef de l’État par accident. Sincère, incorruptible, fleur bleue, il parvient en trois saisons à purger l’Ukraine de ses démons : corruption, népotisme, impotence des pouvoirs publics, infrastructures déliquescentes, etc. Le tout avec légèreté, humour et romantisme. “Les téléspectateurs savaient faire la différence entre la fiction et la réalité”, rappelle Otar Dovjenko. “Mais en usant de subtils ressorts psychologiques, la série a réussi à construire une image, à infuser l’idée que c’était possible…”
Pendant les quatre mois d’une campagne éclair, Volodymyr Zelensky exploite les codes du “Serviteur du peuple”, suscitant un enthousiasme inédit. Tout n’est pas rose pour ce novice en politique, qui se confronte aux critiques de ses opposants vis-à-vis de son amateurisme, de la frange nationaliste de l’électorat qui lui reproche ses liens d’affaires avec la Russie et sa faiblesse présumée face à Vladimir Poutine, ou encore des journalistes d’investigation qui s’intéressent à sa villa en Italie, à sa vie privée et à ses liens avec le sulfureux oligarque Ihor Kolomoiskiy.
De fait, il y a de quoi s’interroger. C’est sur la chaîne 1+1 du magnat que la série a été diffusée, dans un contexte d’affrontement violent avec Petro Porochenko. “Le Serviteur du peuple” est perçu comme l’une des manifestations de cette lutte, un outil de communication offensive pour saper la légitimité du président. La candidature Zelensky serait une mission commando pour voler l’élection. Plusieurs faisceaux de preuves concordent : le calendrier, les financements ou encore les personnages impliqués.
Rien ne permet en revanche d’affirmer que Volodymyr Zelensky aurait agi sur ordre direct d’Ihor Kolomoiskiy. Selon plusieurs de ses anciens collaborateurs, le comédien aurait été progressivement convaincu de se jeter dans l’arène au travers de conversations informelles, de retours positifs sur “Le Serviteur du peuple”, d’une amère déception quant à la présidence Porochenko, ou encore de son extraordinaire confiance en lui-même. S’il a bien entretenu une longue et fructueuse relation d’affaires avec Ihor Kolomoiskiy, Vollodymyr Zelensky ne lui aurait en aucun cas inféodé. En témoignent les désaccords criants qui se font jour entre les deux hommes dans les mois qui suivent l’élection menant, entre autres sanctions, à la déchéance de la citoyenneté ukrainienne d’Ihor Kolomoiskiy en juillet 2022.
Quoi qu’il en soit, en 2019, aucune critique n’effleure l’ascension politique de ce petit gars de Kriviy Rih, avocat manqué, comédien à succès et entrepreneur avisé. D’un concert à un sketch, il diffuse ses messages de campagne en évitant les interviews classiques et les débats ennuyeux. Il évince ses concurrents au premier tour et ridiculise Petro Porochenko en le contraignant à publier les résultats d’un test de dépistage de drogues. Avec un aplomb remarquable, il force ce dernier à une joute orale digne d’un combat des chefs dans le stade olympique de Kiev. On le découvre avec surprise ukrainophone, fin bretteur, convaincu de son ambition de transformer l’Ukraine et sûr de sa capacité à négocier une paix durable avec Vladimir Poutine. Au soir du second tour, c’est sur la musique du “Serviteur du peuple” qu’il fête sa victoire avec 73 % des suffrages. Deux mois plus tard, le parti du même nom remporte une majorité constitutionnelle à la Verkhovna Rada (Parlement).
Un président en Tesla cache un réformateur raté
L’histoire est en marche, et Volodymyr Zelensky veut qu’elle avance vite. Les premiers mois de son mandat sont caractérisés par un “turbo-régime” d’idées, de réformes et d’initiatives. On veut déménager l’administration présidentielle, faire la paix dans l’est, abolir l’immunité parlementaire des députés corrompus, numériser les services publics, etc. Le président cultive une communication directe sur les réseaux sociaux, répond aux questions des Ukrainiens au volant d’une voiture Tesla ou sur un tapis de gym. Au lieu d’interactions traditionnelles avec la presse, il convoque les journalistes dans une foire alimentaire pour une rencontre marathon de 14 heures. Les fonctionnaires corrompus, il les renvoie d’un claquement de doigts lors de séances publiques d’humiliation.
Sur les questions identitaires, il met en place son programme d’une Ukraine apaisée, réunie au sein d’une citoyenneté inclusive. “Quelle différence cela peut-il faire que l’on parle ukrainien ou russe, que l’on vienne de l’ouest ou de l’est ?”, évoque-t-il dans ses vœux du 31 décembre 2019. Une flexibilité qui s’applique à lui-même, par exemple dans la réactivation circonstancielle de ses origines juives. “Le fait que je sois juif arrive à peine en vingtième position dans ma longue liste de défauts”, ironise-t-il avec Bernard Henri-Levy.
Cette communication tous azimuts, menée de main de maître par les équipes du “Kvartal 95” relogées à la présidence, donne le tournis. Elle n’empêche cependant pas d’esquisser les contours du nouveau visage de Volodymyr Zelensky : celui d’un président impuissant face à la complexité des dossiers à traiter, paralysé par des groupes d’intérêt concurrents, incapable d’imposer une ligne claire à sa “super-majorité”. Dès janvier 2020, il opère son premier remaniement ministériel. Les pressions exercées par Donald Trump dans “l’affaire du coup de fil” ne renforcent pas sa posture internationale. Les scandales se multiplient, les résultats se raréfient et le président se banalise.
Les témoignages de collaborateurs lui confèrent toujours un dynamisme et une volonté de fer. Mais en figurant dans les “Panama papers” pour un mécanisme “d’optimisation” fiscale, l’opinion publique découvre qu’il n’hésite pas à recourir à des pratiques peu recommandables. “Comme les autres”, soupire-t-on, même si son intégrité n’est pas remise en cause, en comparaison des abus perpétrés par ses successeurs. La pandémie lui offrira un répit politique. L’arrivée au pouvoir de Joe Biden redonnera une impulsion à la lutte contre la corruption et la “dé-oligarchisation” du pays. Mais les espoirs d’une transformation radicale de la culture politique s’éteignent et, dès la fin 2020, Volodymyr Zelensky entend rester dans l’histoire comme “le président qui a construit des bonnes routes”.
Déception similaire sur la question du Donbass. Lui qui avait promis une paix rapide “en regardant Poutine dans les yeux” se heurte dès décembre 2019, lors d’un sommet à Paris, au mur qu’est son homologue russe. Comme son prédécesseur, le nouveau président “a compris que la paix ne dépend pas que de sa bonne volonté mais bien des blocages du Kremlin”, explique Andriy Zahorodniouk, ministre de la défense dans le premier gouvernement Zelensky et expert militaire. Kiev obtient des cessez-le-feu localisés et la reconstruction d’un pont crucial par-dessus la ligne de front. Mais la perspective d’une solution politique se bouche rapidement. “La guerre du Donbass n’était que la continuation de la politique d’influence russe par d’autres moyens”, poursuit Andriy Zahorodniouk. “Poutine n’a donc jamais été intéressé par la paix”.
Communicant en chef
C’est donc paradoxalement sur les questions de défense que Volodymyr Zelensky, impuissant à transformer la politique, se construit une légitimité. Lui qui avait refusé de revêtir un uniforme militaire lors de sa première visite dans une tranchée du Donbass par refus du “militarisme” de Petro Porochenko réalise peu à peu la fatalité du conflit et l’effort considérable que le pays doit consentir pour assurer sa souveraineté. En 2019, il avait refusé d’organiser une parade militaire pour le jour de l’indépendance, le 24 août. Deux ans plus tard, après l’intermède de la pandémie, il saluait ses troupes depuis une tribune officielle. Dans le même temps, il tient le premier forum international visant au retour de la Crimée annexée dans le giron ukrainien. La consolidation de l’armée se poursuit. Là encore, l’arrivée à la Maison blanche de Joe Biden est déterminante.
Et si Volodymyr Zelensky tente de minimiser l’imminence d’une invasion jusqu’au bout, dans les premières semaines de 2022, c’est bien “la conscience de la force de l’armée, de notre capacité de résistance collective et son attachement au pays qui l’ont fait rester à Kiev, le 24 février au matin”, assure Mikhaylo Poliakov, un militant de la société civile mobilisé pour l’ONG “Dzyga’s paw”. “Certes, il a eu du courage” en exigeant “des munitions au lieu d’un taxi”. “Mais l’essentiel est sa foi en l’Ukraine.” En tant que président, Volodymyr Zelensky assume indéniablement une part de responsabilité dans la prise de décision. Mais ce sont avant tout sa force d’impulsion, ses capacités de coordination et son aura de communicant en chef qui se sont avérés cruciaux cette année passée. Un engagement total que même un acteur chevronné ne pourrait garantir sur la durée s’il était resté persuadé que son pays est une “actrice allemande pour films adultes”.
”Zelensky a appris l’Ukraine depuis son élection et compris ce qu’est – ce qu’a toujours été – la Russie”, estime Tetiana Ogarkova, philosophe et journaliste qui n’avait “évidemment” pas voté pour lui en 2019. “J’ai énormément de questions quant à sa politique. Mais c’est secondaire aujourd’hui. Au contraire de la vision véhiculée dans ses sketches, il est désormais convaincu que l’Ukraine ne sera jamais plus une petite Russie. C’est cela l’essentiel. Il a rompu avec son héritage soviétique et projette l’Ukraine dans la famille européenne, là où elle appartient.”
Verra-t-il l’aboutissement de son engagement ? Dans un entretien fleuve pour la chaîne Netflix, enregistré dans une station de métro de Kiev, Volodymyr Zelensky promet de “demeurer président jusqu’à ce qu’on gagne”. Une formule aussi forte que vague, qui n’indique en rien les modalités ou la date de la victoire, et encore moins la manière dont Volodymyr Zelensky conçoit l’avenir. On peut sans doute le croire quand il évoque son envie “d’aller voir la mer” et de “dégoupiller une bonne bière”. Mais pour ce qui est de son futur rôle, il faut sans doute s’attendre à de nouvelles surprises.