Courrier d’Europe Centrale: Pour Roch Hachana, un “Petit Jérusalem” dans le centre de l’Ukraine

Reportage publié sur le site du Courrier d’Europe Centrale, le 07/10/2019

“On dirait un petit Jérusalem, c’est une ambiance incroyable”. Samuel et ses amis déambulent entre deux éclats de rire dans une rue couverte d’affiches en hébreu, de stands de nourriture kosher, et de posters élogieux dédiés à des rabbins hassidiques, ou encore au président américain Donald Trump. Le tout dominé par des tours d’habitation soviétiques grisâtres le long de la rue Poushkina, du nom du poète russe. A Ouman, une ville de 85.000 habitants dans le centre de l’Ukraine, le mélange est détonant, et l’atmosphère électrique.

Au moins 30.000 Juifs hassidiques, pour l’écrasante majorité des hommes, ont fait le déplacement pour la fête de Roch Hachana, le nouvel an. Ce 29 septembre, le coucher du soleil a marqué le début de l’année 5780, et confirmé Ouman comme premier centre de pèlerinage juif en dehors des frontières d’Israël. Des centaines de pèlerins sont arrivés des semaines avant, et restent sur place jusqu’à Yom Kippour, prévu cette année le 9 octobre.

“Nous répondons à l’invitation d’un tzaddik, une personne sainte, qui nous a demandé il y a 200 ans de célébrer avec lui la nouvelle année”, explique le pèlerin Gabriel. A quelques dizaines de mètres en contrebas est enterré le rabbin Nahman de Bratslav dans un kloyz (complexe religieux) encombré de fidèles. Tous se pressent pour réciter leurs prières au contact du marbre de la tombe. “Moi je n’ai pas encore réussi à la toucher tant il y a de monde…”, commente Benjamin, un autre Parisien, presque amusé. “Mais je n’en ai pas besoin pour ressentir l’esprit de Roch Hachana”.

Né en 1772, Nahman était l’un des petits-fils du rabbin Israël ben Eliezer, surnommé “Baal Shem Tov - Le maître du bon nom”, considéré comme le père du hassidisme, courant religieux conservateur. Il s’impose lui-même comme un acteur du développement du hassidisme dans la région à travers son école dite de Bratslav, axée sur l’idée de la joie et de l’enthousiasme dans un dialogue direct avec Dieu. Il avait fait de Roch Hachana une de ses particularités, en promettant rédemption à ceux qui viendraient le célébrer avec lui. Pour cela, il suffit de “donner une pièce pour les bonnes oeuvres, et réciter 10 psaumes du Tikkoun Haklali (“réparation générale” en hébreu, rite cabaliste de pénitence, ndlr.)”, comme Nahman l’a écrit. Ce qui encourage le pèlerin Philippe à revenir d’année en année: “C’est le no man’s land de la culpabilité ici!”

Ils sont donc des milliers, de toute origine, de tout style vestimentaire, et de toute branche du judaïsme, à se mêler de manière improvisée dans ce “petit Jérusalem”. “C’est la religion libre, sans rabbin, sans autorité hiérarchique”, se réjouit le pèlerin Ruben. Pendant deux jours, les pèlerins jouent du shofar, corne de bélier utilisée à l’occasion de Roch Hachana, hument des herbes fraîches, prient à chaque coin de rue, chantent et prennent part à des danses endiablées. En soirée, un grand rassemblement sur les bords d’un petit lac marque la prière du “Tashlich”. Chacun trouve ici son endroit et sa manière de prier, afin de symboliquement jeter ses pêchés et ses soucis à l’eau.

Aux abords du lieu de célébration, les Ukrainiens d’Ouman relèvent distraitement la tête au son des clameurs venues du “petit Jérusalem”. “Il a fallu que l’on s’habitue”, commente Halyna Romanivna dans le parc Sofiivka, une autre curiosité touristique d'Ouman. “Ils ont bien le droit de célébrer, tant qu’ils respectent les gens qui habitent ici à l’année. Il y a beaucoup moins d’incidents qu’avant…” Des cas de violences et de discriminations, tant du fait des pèlerins que des Ukrainiens, avaient longtemps terni la réputation de Roch Hachana. Le parti nationaliste Svoboda avait aussi suscité de vives tensions en menant une manifestation en 2013 au coeur du “petit Jérusalem”. Aujourd’hui, un dispositif de sécurité impressionnant mobilise des centaines de policiers ukrainiens et une vingtaine de leurs homologues israéliens.

Les retombées économiques d’un pèlerinage de si grande ampleur aident sans nul doute la population locale à accepter les éventuels inconvénients de Roch Hachana. L’hébergement en particulier génère une activité appréciable. “On paie un lit dans une chambre commune 400 euros la semaine”, explique Benjamin. “Dans certaines maisons, ils ont 40 lits. Vous faites le calcul…” Le transport des aéroports d’Odessa au sud et de Kiev au nord, ainsi que la restauration nécessitent une logistique impressionnante. Une grande quantité de la nourriture kosher, dont le simonim, spécialité de Roch Hachana, est importée directement d’Israël.

“Tout est réuni pour la fête, et ça s’améliore d’année en année”, se réjouit Gabriel. Les nuits de Roch Hachana sont connues pour des fêtes de danse effrénée, d’autant plus que les organisateurs n’interdisent ni la consommation d’alcool, ni de divers produits stupéfiants. “C’est entre Burning Man et Ibiza, mais quand même beaucoup plus spirituel”, s’esclaffe Benjamin. “Après un Roch Hachana à Ouman, on est chargés à bloc pour toute l’année!”

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