Dans les territoires occupés, une russification à marche forcée

Vous le savez, on parle beaucoup de possibles concessions territoriales que l’Ukraine aurait à faire

vis-à-vis de la Russie pour obtenir un cessez-le-feu

et potentiellement d’un accord de paix

Tout cela reste hypothétique, que ce soit du côté ukrainien, du côté russe ou du côté américain, avec Donald Trump qui retourne à la Maison blanche demain

Mais en tout cas, quand on parle de ces territoires, on oublie la plupart du temps l’essentiel:

les gens qui y vivent.

Bonjour à tous, c’est Sébastien, bienvenue dans cette vidéo où l’on dresse un portrait de cette vie de millions d’Ukrainiens sous occupation russe.

Et c’est un portrait très sombre.

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Donc juste pour poser les bases,

la Russie occupe actuellement à peu près 18% du territoire ukrainien

Environ 7% est occupé depuis 2014, en Crimée et dans l’est de l’Ukraine

le reste a été conquis depuis le 24 février 2022.

et on l’a vu ces derniers mois, le rythme des conquêtes russes s’est accéléré,

alors que les Ukrainiens sont sur la défensive et dans une dynamique de recul constant.

Malgré cela, les Russes sont encore assez loin de conquérir la totalité des oblasts que Vladimir Poutine a annexé en septembre 2022.

Louhansk est presque entièrement conquis mais il reste des petites villes tenues par les Ukrainiens

Quant à Donetsk, Zaporijia et Kherson, les Russes sont encore très loin de leurs objectifs

Sachant que la conquête de ces oblasts n’est qu’un objectif tactique, ce que veut le Kremlin c’est subjuguer toute l’Ukraine et la ramener dans le giron russe.

En tous les cas, la machine d’invasion est en marche.

On a l’habitude de se référer à ces cartes du point de vue ukrainien, qui montrent l’Ukraine et ses territoires occupés.

Mais les cartes côté russe inversent radicalement la perception.

On voit ici la Russie qui veut récupérer, tout simplement, ses territoires qui sont temporairement occupés par l’Ukraine.

Cette approche légitime tout à fait les revendications du Kremlin sans s’encombrer de l’existence de l’Ukraine ou du droit international.

Elle montre que la Russie considère ces territoires comme sa propriété, sans statut spécial ni d’autre temporaire.

Dans ce sens, il faut comprendre que l’occupation russe de ces territoires conquis est totale et sans compromis

On peut prendre l’exemple de l’occupation de la France pendant la seconde guerre mondiale.

je ne parle pas ici de Vichy mais de l’occupation allemande de tout le nord et l’ouest du pays à travers une administration militaire

On était en France occupée.

Mais l’Alsace-Moselle a été purement et simplement annexée.

Les Nazis y ont effacé toute trace de la France, l’allemand est devenu la seule langue autorisée,

les programmes scolaires ont été importés d’Allemagne, les enfants ont appris l’histoire allemande,

les hommes devenus citoyens allemands ont été enrôlés, de gré ou de force, dans l’armée du IIIe Reich.

Et c’est exactement ce qui se passe dans les territoires occupés ukrainiens.

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Alors, de combien de personnes parle-t-on? Quand la Russie a annexé la Crimée, créé et contrôlé les Etats fantoches de Donetsk et Louhansk en 2014,

on estimait qu’il y avait 2 millions de personnes en Crimée et environ 5 millions de personnes dans la zone de conflit à l’est

l’essentiel des habitants de Crimée est restée sur place

par contre le Donbass, qui était déjà très appauvri avant la guerre, s’est vidé pendant le conflit,

les gens partant soit côté ukrainien soit côté russe.

En 2022, il restait quelque chose comme 2 millions de personnes dans les républiques auto-proclamées de Donetsk et Louhansk, pas plus.

Sur les territoires qui ont été conquis depuis 2022, il y avait environ 6 millions de personnes

Et selon des estimations de l’ONU, 3 millions ont fui

Donc si on agrège ces estimations, on arrive à 2 millions en Crimée + 2 millions à Donetsk et Louhansk + 3 millions dans les territoires conquis depuis 2022.

Soit 7 millions d’Ukrainiens

Ce ne sont que des estimations, mais ça permet de donner un ordre d’idée.

Ces chiffres sont gonflés par les nouveaux-venus, c’est-à-dire des Russes, ça je vais y revenir.

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Il est très difficile d’avoir des informations précises sur ce qui se passe dans les territoires occupés,

moi j’ai rencontré côté ukrainien et dans plusieurs pays européens des gens qui avaient fui,

et je me base aussi sur les autres rencontres de mes collègues

et ce qui transpire en ligne, notamment sur des chaînes Telegram.

Ce que l’on sait, c’est que l’occupation touche tous les aspects de la vie quotidienne

la langue pratiquée est le russe

la monnaie, c’est le rouble,

les signes liés à l’Ukraine disparaissent

et les bustes de Lénine sont remis sur leurs piédestaux

Même l’horloge a été avancée d’une heure, pour se caler sur Moscou

les produits dans les magasins sont importés de Russie et sont donc plus chers que les produits ukrainiens, dont beaucoup ne sont plus accessibles

Les habitants sont forcés de recevoir un passeport russe s’ils veulent obtenir des emplois dans les administrations, s’ils veulent percevoir une retraite, ou se faire soigner à l’hôpital

d’ailleurs ceux qui refusent d’abandonner le passeport ukrainien sont considérés comme des étrangers en situation quasiment illégale

et donc sujets à expulsion.

Comme je l’ai mentionné dans le cas de l’Alsace-Moselle, avec le passeport russe vient l’obligation du service militaire et le risque de la mobilisation

Il y a déjà un certain nombre d’hommes qui ont été enrôlés dans l’armée russe, comme conscrits ou comme contractuels, de gré ou de force.

Au niveau des expulsions, il faut voir que de nombreuses usines sont réquisitionnées par l’armée ou transférées à des citoyens russes

les appartements vides, dont les propriétaires ont fui, ils sont mis en vente ou redistribués après un certain temps

ça, ça rentre dans la ligne droite de la politique de pressions, intimidations et coercition que met en place la Russie dans les territoires occupés

les arrestations arbitraires sont légion, les cas de torture et de meurtres sont aussi très nombreux

Les premières arrestations ont eu lieu après les manifestations contre l’occupation, en mars 2022, quand les habitants, encore habitués à la démocratie, étaient descendus dans la rue à visage découvert

Ont ensuite été concernés ceux qui avaient participé à la guerre du Donbass, les forces de l’ordre, les fonctionnaires, les médecins, les travailleurs des infrastructures essentielles: tous ceux qui ne voulaient pas collaborer.

Et enfin les journalistes, activistes, artistes ou figures religieuses qui pouvaient attiser la résistance.

autant de cas qui peuvent constituer des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité,

même si évidemment on manque pour l’instant d’informations fiables il y a 16000 civils qui sont portés disparus à l’heure actuelle

Et rien n’indique que la situation va se calmer: Dmitri Medvedev, l’ancien président et chef adjoint du conseil de sécurité de Russie,

a récemment menacé les Ukrainiens des territoires occupés de déportation en Sibérie,

dans le cas où ils ne seraient pas contents de l’occupation russe.

Il y en a qui sont satisfaits de l’occupation russe

comme dans la plupart des cas similaires, la population se divise en trois catégories: les résistants actifs ou passifs,

et on voit régulièrement des actes de résistance émaner de ces territoires, des attentats contre les autorités d’occupation, même si c’est évidemment très risqué,

deuxième catégorie, c’est le ventre mou qui est prêt à vivre sous n’importe quel drapeau

et ce qui se réjouissent de l’occupation, soit passivement soit à travers une collaboration active.

on peut s’imaginer le climat de méfiance et de paranoïa qui règne dans une telle société, la peur des délations et ainsi de suite.

Parmi ces collaborateurs, beaucoup ont été élevés à des postes à responsabilité,

ce qui est encore quelque chose que l’on voit dans d’autres cas d’occupation

des plombiers qui deviennent policiers, des femmes de ménage qui deviennent directrices de l’hôtel des impôts, des commerçants qui deviennent maires…

C’est assez classique mais aussi assez dramatique pour la qualité des services publics.

Dans les écoles, les programmes scolaires ukrainiens ont été remplacés par les russes dès la rentrée 2022

on voit des vidéos d’instituteurs et institutrices venues de Russie réprimander les enfants dans les salles de classes parce qu’ils prononcent des mots ukrainiens

La propagande russe avait dénoncé pendant des années l’oppression des russophones en Ukraine

ce qui n’était pas vrai, la question avait été instrumentalisée politiquement

il faudrait que je fasse une vidéo là-dessus

mais là il faut voir que ce sont les Ukrainophones qui, plus qu’être opprimés, sont en passe d’être effacés de ces territoires où se déroule une russification accélérée.

Les enfants sont reconditionnés, ils n’apprennent que la version russe de l’histoire

Dans leurs devoirs d’école, on sait qu’on leur demande parfois d’écrire : "merci aux soldats russes de m’avoir sauvé”.

en dehors de l’école, les organisations de jeunesse et paramilitaires russes sont très actives pour embrigader la jeunesse locale.

Une politique qui s’inscrit dans un matraquage de propagande et de désinformation par des moyens classiques - les médias, les affiches, les évènements publics

et évidemment par la désinformation en ligne, les Ukrainiens des territoires occupés n’ayant plus accès qu’aux sources russes.

J’ai mentionné ces professeurs venus de Russie: il viennent dans le cadre d’une politique de repeuplement de ces territoires

souvent de régions plus pauvres de Russie

On estime qu’ils seraient déjà plusieurs dizaines ou centaines de milliers s’être installés dans les territoires occupés,

on les voit qui bénéficient de la reconstruction de Marioupol par exemple

c’est la Crimée qui est la plus attractive pour eux, ils représenteraient déjà plus de 25% de la population de la péninsule.

Tout cela modifie la fabrique démographique de ces régions,

et accélèrent leur russification

et c’est la continuation d’une politique ancestrale de l’empire des tsars et des soviétiques.

ce qui fait qu’en cas de libération, il sera extrêmement difficile de faire la part des choses et de reconstruire les bases d’une société saine et ouverte.

Pour l’instant, on en est très loin, et l’Ukraine est aussi confrontée à ses propres faiblesses structurelles

puisque parmi les 3-4 millions de personnes qui sont actuellement déplacées internes en Ukraine, donc des personnes qui ont fui ces territoires occupés,

un certain nombre entreprend de repartir chez elles

parce que la vie est trop difficile et trop précaire en Ukraine

le gouvernement a récemment encore abaissé les montants des aides auxquels ces déplacés peuvent avoir le droit

on parle de 45 dollars par mois, 70 pour les enfants et les personnes handicapées.

et donc malgré tout ce que je viens de vous expliquer, et malgré le fait que ces personnes

ont vécu 3 ans côté ukrainien ce qui prouve qu’elles voulaient vivre en Ukraine et non sous occupation russe,

elles reprennent le chemin de leur maison en espérant qu’elles auront encore un toit, du chauffage, une salle de bain,

des besoins élémentaires que le gouvernement ukrainien est de moins en moins en mesure de leur fournir.

pour l’instant, on parle de quelques milliers de personnes mais ça pourrait grossir avec le temps.

Donc on voit l’effet désastreux de cette invasion russe

d’un côté, une politique de répression systématique et de coercition exercée par l’occupant russe,

et de l’autre, les faiblesses d’un Etat ukrainien appauvri qui n’arrive pas à maintenir la cohésion sociale de sa population éclatée et traumatisée

et donc on ne peut pas penser à un éventuel accord de cessez-le-feu en regardant seulement la carte

et à d’éventuelles concessions territoriales.

D’abord, ce ne serait qu’une pause dans les combats,

mais aussi et surtout, abandonner des territoires, c’est abandonner des populations

et condamner des millions d’Ukrainiens à vivre avec des questions existentielles pendant encore de longues années.

Merci

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