Goodbye Lenin à Koursk

Vous l’avez peut-être remarqué sur des photos de Sudja, dans l’oblast de Koursk.

Un des premiers actes de l’armée ukrainienne après sa conquête de la ville il y a déjà plus de trois semaines,

c’était d’escamoter la statue de Lénine.

Depuis 2014, Lénine est devenu un marqueur d’identité. Là où ses statues se tiennent debout, c’est la Russie ou le Bélarus.

Là où il est déboulonné et mis à terre, c’est l’Ukraine.

Bonjour à tous, C’est Sébastien, bienvenue dans cette vidéo où l’on parle de la guerre parallèle des monuments, très symbolique mais avec des conséquences bien réelles.

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Vous le savez, l’Ukraine a connu un vaste mouvement de déboulonnage de statues de Lénine et soviétiques

c’est un mouvement qui a commencé juste avant la révolution de la dignité de 2013-2014

et qui s’est poursuivi jusqu’en 2015.

Ce mouvement a été baptisé Leninopad, c’est-à-dire littéralement la chute de Lénine.

Et c’était vraiment massif: on estimait qu’il y avait 5000 statues de Lénine à l’indépendance de l’Ukraine en 1991.

Il y avait déjà eu une vague de déboulonnages, notamment en Ukraine de l’ouest mais aussi des plus gros monuments.

En 2014, il restait environ 2500 statues

qui étaient incontournables dans l’espace public.

Elles toutes ont disparu en l’espace de quelques mois.

Le Leninopad a été à la base d’initiatives citoyennes, de décisions administratives, ou de coups de forces de groupes patriotiques et nationalistes.

Il faut se rappeler du contexte: la révolution, la Crimée, la guerre du Donbass…

Lénine est vite devenu un marqueur d’identité. Par exemple à Kharkiv, on m’avait expliqué la nécessité de faire chuter l’énorme Lenine qui était au centre de la place principale

par l’urgence de marquer ce territoire comme ukrainien face aux agitateurs russes et pro-russes.

Et c’est effectivement ce qui a été fait.

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C’était le sujet de mon premier livre que j’ai publié en 2017 avec le photographe genevois Niels Ackermann.

Je ne l’ai pas ici donc j’en mets une image ici

Et je mets aussi le lien dans la description.

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Le mouvement du Leninopad a engendré beaucoup de controverses sur la préservation de l’héritage architectural, sur le mode de décision, sur la brutalité de certains enlèvements de statues, sur le manque de responsabilité du pouvoir central par rapport aux collectivités territoriales.

Mais le processus est arrivé à terme. Il a été officialisé par quatre lois dites de décommunisation votées en 2015.

Je n’entre pas dans les détails, je cite juste que

la première loi a interdit les symboles liées à l’idéologie communiste ou nazie, ce qui a établi une équivalence entre les deux totalitarismes du 20ème siècle.

La deuxième loi a ordonné le changement de nom de milliers de villes, villages, rues et bâtiments dont les noms étaient tirés de l’époque soviétique

la glorification des combattants pour l’indépendance de l’Ukraine dans le 20ème siècle, ce qui incluait les membres des très controversés groupes nationalistes radicaux des années 1930-40

et une quatrième loi a pleinement ouvert l’accès aux archives soviétiques présentes en Ukraine.

Le Leninopad et ces lois de décommunisation ont suscité débats et controverses. Je n’entre pas dans les détails ici.

Indiquez moi dans les commentaires si une vidéo sur ce thème particulier vous intéresse!

Pour l’instant, je veux surtout me concentrer sur le marqueur d’identité que sont devenus ces monuments soviétiques.

A partir de 2014, la Russie a désapprouvé en bloc le démantèlement des statues communistes et les lois de décommunisation.

Elle en a fait de même avec toutes les initiatives dans d’autres pays - on se rappelle du scandale du soldat de bronze à Tallinn en 2007.

Elle s’est activée à restaurer les statues de Lénine en Crimée et dans le Donbass occupé.

Lénine, mais aussi Staline dans certains cas, et d’autres figures soviétiques.

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L’Ukraine n’est pas revenue en arrière ces dix dernières années. Au contraire elle est même allée plus loin

en travaillant son historiographie nationale, avec plus ou moins de subtilité, il y a pas mal de points de contention dans le travail qui a été fait.

en essayant de repenser son espace public, ce qui est encore en processus dirons nous.

en s’érigeant des nouveaux héros pour remplacer les icônes soviétiques.

Je sais que l’on imagine souvent que chaque statue de Lénine a été remplacée par des monuments en l’honneur de Bandera, un des leaders nationaliste des années 1930-1940

Mais cela n’a été fait que dans un petit nombre de localités, par rapport à l’étendue du territoire ukrainien.

A chaque fois, c’était le reflet d’un consensus au sein d’une communauté précise.

Donc il n’y a pas eu de mouvement généralisé de bandérisation de l’espace public. C

C’est Taras Shevchenko, le grand barde du 19ème siècle qui en est plutôt ressorti gagnant, ainsi que les hetmans, les chefs cosaques, les dissidents de l’époque soviétique, et toute une poignée d’auteurs, artistes, universitaires, scientifiques, que l’histoire avait oublié.

Mais donc ça a été visuellement très fort: là où il y avait Lénine, c’était la Russie. Là où on ne trouvait plus Lénine mais à la place une mosaïque de personnages plus ou moins connus, c’est l’Ukraine post-Maïdan.

Dans les territoires russes, les autorités russes sont même allées plus loin, en démantelant certains monuments aux victimes des répressions staliniennes ou à l’Holodomor, la grande famine de 1932-33.

Chaque partie a donc passé les huits ans entre 2014 et 2022 à gommer une partie de son histoire: l’Ukraine, l’histoire soviétique, et la Russie, les traces de l’Ukraine et d’un passé critique de l’URSS.

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En 2022, le mouvement s’est accéléré. La Russie a entrepris de faire disparaître l’Ukraine et la langue ukrainienne des territoires qu’elle a annexé.

C’est très visible à Marioupol ou à Melitopol qui sont russifiées à marche forcée.

L’Ukraine, de son côté, a étendu le processus de décommunisation et de désoviétisation à un mouvement de dérussification.

Ce qui pose tout un tas de questions dans la mesure où la majorité de l’Ukraine a fait partie de l’empire russe pendant plus de 200 ans.

Une partie de cette partie lui a été subjuguée pendant presque 350 ans…

Ca a mené au déboulonnage des statues de Pouchkine, au changement de nom de centaines de rues, à l’enlèvement de nouveaux monuments.

Ce qui crée encore plus de controverses.

On sait que Dostoïevski était très impérialiste, par exemple. Mais que faire de Mendeleiev ou du dissident soviétique Sakharov?

Et les enlèvements de monuments, ils ne se font pas toujours avec douceur. Dans le centre de Kiev, on a encore un monument à l’amitié ukraino-russe qui a été cassé aux deux tiers, un tiers étant encore sur place.

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Je passe très très vite sur la dérussification, je sais. Si vous êtes arrivés jusque là de la vidéo, vous pouvez me dire si vous voulez en savoir plus et j’enregistrerai une nouvelle vidéo.

C’est un processus de long terme, on verra ce que les Ukrainiens en feront après la guerre.

Mais pour l’heure, c’est intéressant de voir le rôle symbolique majeur que ces monuments jouent dans le cadre du conflit.

J’ai commencé cette vidéo avec la statue déboulonnée de Soujda, dans l’oblast de Koursk

j’aurai pu parler des Lénine qui ont retrouvé leurs piédestaux dans les territoires occupés depuis 2022.

Et aussi de cet épisode de la libération de la région de Kharkiv en septembre 2022: les Russes avaient affiché un vers de Pouchkine sur un panneau publicitaire.

En voulant l’enlever, les soldats ukrainiens ont découvert un poème de Shevchenko

La concurrence des poètes, la concurrence des statues, la lutte des symboles, c’est quelque chose qui continuera de marquer cette guerre même après sa fin.

Merci à vous!

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