Grand Reportage RFI: La Nouvelle Génération de Tchernobyl

Grand Reportage diffusé sur RFI, le 14/11/2017

Début octobre, l’IRSN français et d’autres régulateurs nucléaires européens ont détecté un nuage radioactif de faible intensité au-dessus de l’Europe. Il venait vraisemblablement du sud de l’Oural, de Russie ou du Kazakhstan. Il n’y aurait eu aucune conséquence pour la santé des populations du continent, mais l’annonce a provoqué quelques émotions. On se rappelle des précédents de Fukushima, et, plus près de nous, Tchernobyl, après l’explosion du réacteur numéro 4, le 26 avril 1986. C’était la première catastrophe nucléaire de grande ampleur. Depuis, les autorités locales, des partenaires étrangers et de nombreux pays de la communauté internationale s’attachent à en gérer les conséquences. Sur le site de Tchernobyl, au nord de l’Ukraine, des milliers de personnes y travaillent chaque jour, pour maintenir les installations, sécuriser le site, et achever la nouvelle Arche de confinement qui recouvre le réacteur numéro 4.

Sébastien Gobert s’est rendu sur place, à la rencontre des employés de Tchernobyl. Dans une atmosphère étrange, qui mêle la normalité de la routine quotidienne à la mission historique qui consiste à protéger le monde de nouvelles émissions de radioactivité, ces employés s’affairent, et mènent leur vie, sur le site de la catastrophe nucléaire.

Grand Reportage sur la nouvelle génération de Tchernobyl, par Sébastien Gobert

Le jour pointe à peine sur la ville de Slavoutitch. L’air est très froid, à l’approche de l’hiver. On aurait envie de rester chez soi. Mais c’est une nouvelle journée de travail, pour des centaines de personnes qui se hâtent vers le quai de la gare, pour attraper le train de 7h41.

Le train est plein, tous les sièges sont occupés. Dans un wagon, on rencontre Hanna Pidhaina, qui se prépare à une longue journée.

Hanna Pidhaina: Maintenant, penser à mon travail me rend nerveuse. C’est un peu trop. J’ai de plus en plus de choses à faire, de plus en plus de responsabilités… 

A tout juste 25 ans, Hanna Pidhaina dirige une équipe de 30 personnes sur son lieu de travail. Le poids des responsabilités l’assomme.

Hanna Pidhaina: J’ai commencé comme une simple interprète. Ensuite ils m’ont proposé de devenir ingénieur, ensuite ils m’ont dit que j’allais travailler à l’intérieur, que j’allais diriger une équipe… C’est trop rapide pour moi.

“A l’intérieur”, c’est sous la nouvelle Arche de confinement au-dessus du du réacteur numéro 4 de Tchernobyl. Ce petit train de banlieue est à destination de la centrale qui a fait trembler le monde en 1986. Le sarcophage de protection qui avait été construit à l’époque au-dessus du réacteur explosé montrait des signes de fragilité. La nouvelle Arche a donc été posée fin 2016 pour le recouvrir.

En charge du projet, le consortium français Novarka, composé des groupes Vinci et Bouygues. Hanna Pidhaina y travaille depuis 2013. Et chaque matin, elle prend ce train pour aller passer sa journée à Tchernobyl.

Tous les jours, c’est pareil. En partant de Slavoutitch, le train traverse des fleuves et des marais, en passant par un bout du territoire de la Biélorussie. Et au bout d’une quarantaine de minutes, les cheminées et les blocs de la centrale de Tchernobyl apparaissent au loin.

Le train ralentit et entre en gare de Semikhody. Des centaines de personnes se ruent alors vers la sortie et les vestiaires, où ils enfilent des uniformes. Ils se dirigent ensuite vers leurs postes de travail.

Plus de 31 ans après la catastrophe nucléaire, tout le monde ici a l’air pressé. Il y a beaucoup à faire. Petro Brytan est en charge de la coordination des travaux de construction de l’Arche.

Petro Brytan: En ce moment, nous terminons le projet de la nouvelle Arche de confinement, au dessus du réacteur n°4. La construction est pratiquement terminée. Il nous reste à assurer l’aménagement de l’intérieur, les structures de travail, les voie des circulation, et faire tous les contrôles avant de transférer l’Arche à notre client.

Le client, c’est la centrale de Tchernobyl, et donc l’Etat ukrainien. Une fois l’Arche aménagée, les autorités nucléaires nationales doivent s’atteler au démantèlement du réacteur et à la sécurisation du site. Un processus de longue haleine, qui devrait s’étaler sur 100 ans.

Novarka n’accorde pas l’autorisation pour entrer sous l’Arche. Le projet a pris du retard: il devait être fini fin 2017. Il est reporté à fin mai 2018. On ne pourra pas donc suivre Hanna Pidhaina sur son lieu de travail.

Pour Petro Brytan, ce retard ne signifie rien de particulier. Il faut juste prendre en compte les défis du travail sous l’Arche, et s’assurer de finir le projet. Quand il en parle, c’est avec un air très décomplexé. Pour Petro Brytan, c’est déjà normal: il a commencé sa carrière ici, à Tchernobyl, en 2002.

Petro Brytan: La plupart du temps je vois cela comme un travail, qui me permet de me nourrir moi et ma famille. Je suis content de pouvoir vivre de mon emploi. Mais c’est quand même une occupation spéciale. J’ai l’impression de travailler sur une grande oeuvre. Ne serait-ce que du point de vue visuel, c’est impressionnant. Et c’est un projet pour l’avenir. C’est une vraie satisfaction d‘obtenir des résultats positifs, qui aident à protéger le reste du monde des radiations. C’est pour mes enfants, pour les futures générations. 

Tchernobyl est une fourmilière. Le consortium Novarka emploie plus d’un millier de personnes. 2300 travaillent à la centrale nucléaire. En tout, plus de 12000 personnes sont employées dans la zone d’exclusion autour du site.

Dans les blocs de la centrale, des ingénieurs sont occupés au maintien des installations. Le dernier réacteur a été arrêté en décembre 2000, et il faut une longue période pour en assurer la fin d’activité progressive. Dans un autre bâtiment, des ingénieurs sont occupés au traitement de l’ancien combustible nucléaire. Sur un nouveau site à l’écart, un ingénieur explique les travaux de construction d’un silo dernier cri de stockage des déchets.

Ingénieur stockage déchets: Nous avons commencé la construction de ce silo de traitement et stockage en 2007. Le projet est financé par une communauté de donateurs de 20 pays différents. Il s’agit ici de sécuriser et de stocker le combustible nucléaire de la centrale pendant au moins un siècle. 

La zone d’exclusion autour de la centrale, et la ville abandonnée de Prypiat, sont bien connues pour leurs paysages dévastés, où personne ne vit plus. Mais le site de Tchernobyl, lui, déborde d’activité, tout en contraste. Le visiteur va de complexes ultra-modernes aménagés avec des technologies de pointe, aux infrastructures de la centrale des années 70-80, aux murs délavés et aux tuyaux rouillés. Disséminés dans ce paysage varié, des monuments en hommage à la mémoire des victimes de la catastrophe.

C’est cette atmosphère de délabrement pseudo-apocalyptique que viennent chercher des centaines de touristes chaque année. L’organisation d’excursions est l’une des activités du personnel de la centrale nucléaire.

Aujourd’hui, ce sont une dizaine d’Européens et d’Américains qui ont payé 300 dollars pour un tour de deux jours. Tout absorbés par les images saisissantes de la centrale, ils écoutent d’une oreille distraite les explications du guide, Anton Povar. Mais quand leur compteur Geiger se met à sonner, le groupe se met en en alerte. Anton Povar s’attache alors à calmer leur peur des radiations.

Anton Povar: Qu’est-ce que ça veut dire, votre sonnerie? Là votre compteur indique 1,63 micro-Sievert. Combien de temps pouvez-vous passer ici avec cette dose? Je vous explique: la dose autorisée est de 100 micro-Sievert par jour. Donc à 1,63: vous pouvez rester 50 heures ici! Vous avez plus de chances de mourir parce qu’il fera trop froid qu’à cause des radiations!

Le ton ironique d’Anton Povar peut surprendre, mais il revendique sa légèreté. Il travaille à Tchernobyl depuis 2013, et il affirme ne jamais avoir eu peur de son travail. Et depuis la pose de la nouvelle Arche de confinement, l’essentiel de la radiation est contenue à l’intérieur de la structure.

L’ingénieur Petro Brytan explique que tout est mis en oeuvre pour garantir la sécurité des employés.

Petro Brytan: Chaque individu a un ressenti différent des radiations. Cela dépend du métabolisme, et des situations. Nous prenons cela en compte. Sous l’Arche, il y a des niveaux de radiation différents selon les endroits. Ici on peut travailler tranquillement toute une journée, là on ne peut rester que 10, 15 minutes, et il faut sortir car on a déjà reçu la dose maximum pour une journée. 

Petro Brytan assure qu’il n’a eu à déplorer aucun accident de personnel.

Petro Brytan: Nous avons une série de règles de travail bien établies. Si les employés se conforment à ces règles, il ne peut pas y avoir de complication inattendues pour la santé.

Les mesures de sécurité sont très strictes. A intervalles réguliers, il faut passer des contrôles d’identité, et des portails de détection de radiation.

Mais à Tchernobyl, cela fait partie de la routine quotidienne. Personne ici ne parle des dangers de la radioactivité. Le guide Anton Povar.

Anton Povar: Je peux vous dire que je suis fier de travailler ici. Je poursuis une sorte de tradition familiale de spécialistes de Tchernobyl. Mon père a travaillé ici. Ma mère était en charge de l’évacuation d’une partie de la ville de Prypiat. 

Non seulement Anton Povar n’a pas peur de Tchernobyl, mais il remet aussi en cause la nécessité de l’arrêt de la centrale, en 2000.

Anton Povar: Mon père avait construit la centrale, il avait du faire face aux conséquences de l’accident, mais il avait continué à opérer dans les autres réacteurs pendant des années. Et les employés de ma génération, nous sommes ici pour démanteler une centrale qui marchait! Des fois je me demande qui je suis! (rires) L’Union européenne a considéré que c’était dangereux, et il a fallu le fermer. Après l’accident, tout avait été modernisé, c’était sécurisé. Et en plus, cela procurait une électricité très bon marché à l’Ukraine. 

Pour un visiteur étranger, familier des images effrayantes associées à Tchernobyl, ce discours peut choquer, tout comme l’atmosphère de normalité des journées de la centrale.

Et comme toute journée de travail normale, celle-ci se termine à une heure fixe, à la gare de Semikhody.

Des centaines d’employés y prennent le train pour rentrer chez eux, à Slavoutitch.

Dans un wagon, nous rencontrons Elena Obi, une amie de Hanna Pidhaina. Elle a aussi 25 ans, et travaille sur le même site qu’Hanna.

Elena Obi: Ca fait un an et demie que je travaille sous l’arche. Ca va, en fait. Je ne vois rien de particulièrement dangereux sur place. Il suffit de suivre les protocoles de sécurité, de se servir de sa tête, d’être efficace, et tout se passe bien… Bien sûr, ce n’est pas comme si je plongeais dans le réacteur n°4! (RIRES)

Chez Elena Obi aussi, ce ton léger, détaché de l’idée de la catastrophe de 1986. Sa journée normale, elle va la finir de manière normale, avec son mari et son fils, à Slavoutitch.

Elena Obi: Slavoutitch est un endroit parfait pour une jeune famille. Tout est à proximité, c’est propre, c’est bien organisé, tout le monde se connaît. C’est une ville sûre aussi. J’aime beaucoup Slavoutitch. 

Construite après le drame de 1986, la ville est la plus jeune d’Ukraine de par sa population. Conçue comme une ville-modèle pour abriter les ingénieurs de la centrale, c’est une curiosité en soi. Les différents quartiers de Slavoutitch sont inspirés des architectures des anciennes républiques soviétiques, de l’Arménie à l’Estonie.

La situation de la ville est pourtant précaire. De moins en moins de personnes sont employées à la centrale. Par conséquent, la population décline régulièrement. Elena Obi

Elena Obi: Quand on y pense, oui. Je suis inquiète pour le futur de Slavoutitch. Pour être honnête, je n’y pense pas trop, car je souhaite partir moi-même. 

Le nouveau maire de Slavoutitch, Iouriy Fomitchev, serait donc à la tête d’une ville en sursis.

Iouriy Fomitchev: En fait, c’est un problème psychologique pour les habitants, plus que ça n’est un danger réel. C’est un questionnement permanent: que va-t-il se passer demain? Que va devenir Slavoutitch? Le projet de Novarka va bientôt se terminer, les employés vont partir, que va-t-il se passer ensuite? 

Mais pour autant, Iouriy Fomitchev n’est pas inquiet.

Iouriy Fomitchev: Dans notre histoire, il y a déjà eu un moment bien plus dramatique, c’était l’arrêt de la centrale nucléaire en décembre 2000. Avant cela, la ville disposait d’un approvisionnement en électricité stable et très bon marché. Imaginez vous que Slavoutitch n’avait jamais eu de problème d’argent, que les infrastructures étaient dans un état remarquable, que l’on avait toujours du chauffage… On a perdu tout ça d’un coup. Et nous avons perdu aussi 8500 emplois d’un coup. C’était un choc, le début d’une longue dépression. 

Mais la ville a survécu. Iouriy Fomitchev est très actif, il modernise les infrastructures de la ville et voyage sans cesse afin de chercher de nouveaux partenaires pour assurer le développement de sa ville.

Iouriy Fomitchev: Slavoutitch peut devenir un centre de recherche et développement, attirer des entreprises modernes. Il y a 25000 habitants aujourd’hui, nous pouvons en accueillir 10.000 de plus. Notre population est qualifiée, les conditions écologiques sont optimales, il y a déjà de grands espaces pour accueillir des entreprises. Ce sont ces avantages qu’il nous faut promouvoir. C’est notre futur, notre perspective. Venir à Slavoutitch, c’est une ville où il fait bon vivre. 

Anton Povar, père de deux enfants, en est lui aussi convaincu: Slavoutitch est un endroit idéal pour vivre.

Anton Povar: Je prévois de créer mon entreprise de développement informatique, je l’établirai à Slavoutich. Ca vaut le coup d’essayer. Vous savez, certains de mes amis à Kiev ne sont pas satisfaits de leurs vies. Ils pensent revenir ici pour y travailler à distance. 

D’un certain point de vue, Slavoutitch est en période de renouveau, et d’expansion culturelle. Plusieurs festivals de cinéma et de photographie se sont implantés dans la ville. Ilko Gladsthein est l’un des co-fondateurs du festival 86, nommé en hommage à la catastrophe de 1986.

Ilko Gladsthein: Notre festival est une opportunité importante pour la ville. Le nom de Slavoutitch est désormais bien connu en Ukraine, et à l’étranger. On nous contacte pour y organiser d’autres festivals et autres évènements. 

Depuis 2012, chaque année en mai, Slavoutitch voit apparaître une foule d’artistes et de jeunes branchés qui viennent découvrir la ville. Les expositions et films sont liés à 1986 et à l’explosion, mais aussi à d’autres thématiques. Ils permettent à Slavoutitch de dépasser le simple cadre de la centrale de Tchernobyl.

Ilko Gladsthein: C’est aussi une belle opportunité de réinventer l’identité de la ville. Elle avait été bâtie comme un satellite de la centrale nucléaire, qui a été fermée en 2001. Depuis il y a de moins en moins d’emplois offerts. Il y a un besoin pressant de redéfinir l’essence de la ville. S’imposer comme un centre culturel régional peut être une des pistes à explorer pour assurer le développement de la ville. 

Visiblement, Ilko Gladsthein et le maire ne sont pas les seuls à penser que Slavoutitch a un avenir. Ce soir, Hanna Pidhaina découvre avec surprise que le restaurant “Tallinn” du centre-ville a entièrement été rénové. Un investissement conséquent, qui donne un air de fraîcheur à ce bâtiment des années 80. Pour autant, Hanna Pidhaina sait que cela ne va pas tout régler.

Cette ville, c’est une sorte d’utopie. Au moins, ça y ressemble… Vous savez, chaque ville a ses problèmes, et je sais que beaucoup de gens essaient de s’échapper de Slavoutitch… Moi j’aimerai rester. Mais si tout le monde part… Je ne veux pas rester la dernière, comme si j’étais la reine de Slavoutitch (Rires)

A ses côtés, son amie Elena Obi. Pour l’instant, elle n’a as encore prévu son départ de Slavoutitch. Elle a toujours son travail, et sa famille en ville. D’ailleurs, elle ne reste pas longtemps ce soir – une nouvelle journée de travail l’attend le lendemain.

Elle repartira vers Tchernobyl par le train.

Elena Obi: Je pense que je réaliserai dans 20 ans, ou dans 10 ans. Aujourd’hui, c’est juste mon travail, c’est ma routine du quotidien. Je ne réalise pas à quel point ce que je fais peut être important. Je n’y pense pas en ce moment. Mais j’y penserai… plus tard…

Toutes deux âgées de 25 ans, Hanna Pidhaina et Elena Obi sont nées après la catastrophe de 1986. Associée partout ailleurs à la mort et à la désolation, la centrale de Tchernobyl fait donc partie de leurs vies, et leur offre un travail et un salaire décent. A leur échelle, les deux jeunes femmes et leurs milliers de collègues sont le visage de cette nouvelle génération, qui doit gérer les conséquences d’un accident nucléaire sans pour autant y penser chaque jour.

La nouvelle génération de Tchernobyl

Un Grand Reportage de Sébastien GOBERT

A la réalisation, Pierre CHAFFANGON

Previous
Previous

RFI: Le e-commerce a le vent en poupe en Ukraine

Next
Next

Analysis: Despite multiple theories, the origin of the “Ruthenium-106” radioactive cloud still a mystery