Le Taurillon: 2009 année de la mémoire européenne?

En 2009, l’Europe entière semble être prise d’une frénésie de commémorations. Chute du Mur de Berlin en 1989, création de la République Fédérale d’Allemagne et de l’OTAN en 1949 ou encore signature du traité de Versailles en 1919 : 2009 est présentée comme l’année de tous les anniversaires.

Certains remontent même très loin dans le temps : les Lituaniens fêteront ainsi le 6 juillet le millénaire de la première mention écrite de leur Etat. Et le 15 mai dernier, la chancelière allemande Angela Merkel a inauguré des expositions commémorant la bataille de Teutobourg [1], qui se déroula il y a 2000 ans.

2009, l’occasion donc de se pencher sur le passé et d’en tirer des bilans. L’occasion aussi pour les citoyens de la nouvelle Europe de revisiter leurs histoires et leurs mythes nationaux. Car vingt ans après la disparition du Rideau de Fer, l’histoire du continent fait encore l’objet d’interprétations diverses et variées. Des événements communs à tous sont encore perçus de manière nationale, voire individuelle. Mais dans le même temps, la construction européenne se renforce et la mobilité des Européens s’amplifie, notamment à travers des échanges étudiants. La nécessité de bâtir une histoire commune et porteuse d’identité se fait donc de plus en plus sentir. Mais si 2009 se présente comme une année de mémoire pour l’Europe, le sens d’une histoire européenne demeure néanmoins ambiguë.

« Une carapace de distance et d’aliénation »

L’histoire de l’Europe varie en effet d’un Européen à un autre. En fonction de l’époque et des lieux considérés, les événements qui ont marqué le continent n’ont pas la même signification pour chaque individu. La fin de la seconde guerre mondiale est un exemple criant. Pour l’Europe de l’ouest, c’est le 8 mai 1945. Pour les territoires de l’est, libérés par l’Armée Rouge, c’est le 9 mai. A cela s’ajoutent les perceptions individuelles de la capitulation de l’Allemagne nazie. Pour un Belge, c’est la victoire, la libération et le début de la réconciliation nationale. Pour un Polonais, c’est une victoire amère, le « roulement » vers l’ouest du territoire national, et le début de l’ère communiste. Pour un Suédois, c’est la fin d’une période troublée dont il a tout de même été épargné grâce à la neutralité du gouvernement. Pour un Letton, c’est la fin de l’occupation nazie et le début de la deuxième occupation soviétique. Et pour un Russe vivant en Lettonie, c’est la consécration de la « Grande Guerre Patriotique » menée par l’URSS. Et les exemples sont bien sûr multiples.

Nombre d’événements fondamentaux pour l’Europe sont donc extrêmement difficiles à apprécier d’un point de vue purement européen. Une cause déterminante de ce phénomène est à rechercher dans la construction des Etats-nations, qui rythma le XIXème siècle. La consolidation, voire la création, d’une identité nationale distincte est passée par l’invention de langues modernes, de cultures unitaires et de mythes fondateurs. L’image de l’ennemi, qu’il soit Espagnol au Portugal, Turc en Grèce ou Russe en Finlande, s’est souvent imposée comme facteur d’unité nationale. De nombreuses contributions étrangères ont ainsi été reniées pour satisfaire aux exigences de l’élaboration de cultures avant tout nationales. Ce processus d’identification à une mère patrie protectrice a fait les Etats-nations tels que nous les connaissons aujourd’hui.

Et paradoxalement, ce sont les Etats-nations, après le traumatisme des deux guerres mondiales, qui ont fait l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui. Cependant, les constructions mentales sur lesquelles ils reposent empêchent encore les citoyens européens de penser une histoire en commun. En 1999, le journaliste et historien néerlandais Geert Mak s’était lancé dans un voyage à travers les temps et les espaces de l’Europe, une démarche qu’il décrivit comme « éplucher les couches d’une vieille peinture ». Son livre En Europe, paru en 2004, présente ses efforts pour donner du sens à l’insaisissable, c’est-à-dire la dimension européenne des histoires nationales. En introduction, il indique ainsi que son périple lui a fait prendre conscience que, « génération après génération, une carapace de distance et d’aliénation s’était développée » entre les Européens.

A quoi bon se soucier du passé ?

La relation entre histoire et identité est très tenue. Il faut en effet comprendre d’où l’on vient pour savoir où aller. En particulier dans le contexte de l’Europe réunifiée, où l’histoire est toujours d’actualité dans de nombreux pays. Comme l’avait constaté Geert Mak en 1999, les Européens ne vivent pas tous au même rythme. Selon lui, « à bord des ferrys d’Istanbul, on est toujours en 1948. A Lisbonne, c’est éternellement 1956. A la Gare de Lyon à Paris, on est déjà en 2020. » Le temps ne s’écoule pas à la même vitesse partout sur le continent, ce qui accentue d’autant plus la sensibilité de l’histoire.

Aussi les rancœurs et frustrations d’hier jouent encore un rôle primordial dans les relations entre Européens. La récente campagne présidentielle slovaque a ainsi été ponctuée par des tensions politiques entre Slovaquie, Hongrie et Roumanie. En cause, la présence de minorités nationales éparpillées entre ces trois Etats, issues de l’instabilité des frontières d’avant 1945. Plus au nord, les questions récurrentes des crimes nazis contre les Polonais, des expulsés allemands de 1945 ou encore du retour à l’Allemagne d’œuvres d’art se trouvant encore en Pologne viennent régulièrement empoisonner les relations entre les deux pays. Les gouvernements nationaux eux-mêmes reconnaissent cette actualité de l’histoire. La chancelière Merkel a ainsi donné le coup d’envoi en avril 2009 à la création d’un mémorial dédié aux expulsés, un moyen de les rendre « visibles » plus de soixante ans après leur exode.

L’histoire en tant que sujet politique est de même un enjeu crucial de l’unité nationale de certains pays. Ainsi les sociétés estonienne et lettone, qui comptent respectivement environ 29% et 35% de minorités russophones, sont profondément divisées quant à l’appréciation de l’histoire nationale. En Lettonie, d’ex-légionnaires des Waffen SS défilent chaque année le 16 mars pour rappeler leur engagement contre les troupes soviétiques. Chaque année, des vétérans de l’Armée Rouge et des groupes antifascistes tentent de bloquer le cortège. Quant à la question de savoir si les Légionnaires étaient des collaborateurs volontaires avec l’occupant nazi ou des héros nationaux luttant pour l’indépendance du pays ; aucun accord entre historiens n’a été trouvé à ce jour. Chez le voisin du nord, les désaccords à propos de la seconde guerre mondiale ont été exhibés de manière spectaculaire en avril-mai 2007. En réaction au déplacement d’une statue de bronze d’un soldat soviétique pleurant ses compagnons morts au combat, de violentes émeutes ont ravagé la vieille ville de la capitale Tallinn pendant quelques jours.

Vers une européanisation de l’histoire

Dix ans après le voyage de Geert Mak, et après les adhésions de douze nouveaux pays à l’Union Européenne (UE), que peut-on donc dire de la conscience qu’ont les Européens de partager une histoire commune ? Malgré des divergences structurelles encore palpables, des initiatives significatives illustrent une toute nouvelle manière de concevoir l’histoire. Revenons à la commémoration de la bataille de Teutobourg. En l’an 9, trois légions romaines conduites par le général Varus furent décimées par une alliance de tribus germaniques conduites par le jeune chef Arminius. Cette victoire, qui stoppa l’expansion romaine en Grande Germanie, a longtemps été considérée par les historiens allemands comme première étincelle de la conscience nationale, et firent d’Arminius un des pères fondateurs de la nation. En 2009, cette dimension s’est effacée, et les expositions actuelles mettent en avant la dimension européenne de l’événement, présenté comme l’un des moments structurants de l’histoire du continent.

Cette approche rénovée de l’historiographie nationale s’était déjà concrétisée auparavant. En janvier 2003 fut ainsi lancée l’initiative franco-allemande de rédaction d’un manuel d’histoire commun aux élèves de lycée des deux pays. Mené par des groupes d’historiens et d’enseignants des deux pays, le projet ne visait pas à imaginer une histoire franco-allemande, mais à analyser les traits communs d’une histoire collective. Le premier tome, dédié aux élèves de Terminale, a été publié en mai 2006 sous le titre Histoire/Geschichte. Il s’est déjà vendu à plus de 75 000 exemplaires des deux côtés du Rhin. Le manuel de Première est disponible depuis avril 2008, et celui de Seconde devrait être achevé courant 2009.

En mars 2007, c’était Annette Schavan, la ministre allemande de l’éducation, qui réunit à Heidelberg ses homologues européens pour discuter de la possibilité d’un manuel d’histoire européen, d’après le modèle franco-allemand. En attendant la concrétisation de ce projet, ce sont les gouvernements allemands et polonais qui annoncèrent, en octobre de la même année, leur volonté de réaliser un manuel d’histoire commun. Les premiers exemplaires devraient être disponibles d’ici 2011. De leur côté, des historiens slovaques et hongrois débattent des possibilités de réconciliation des deux histoires nationales. Même si certains dénoncent dans ces initiatives le risque de voir naître une histoire européenne édulcorée, vidée de tout élément sensible ou litigieux, la construction d’une histoire proprement européenne, libérée du prisme des interprétations nationales, voire nationalistes, fait son chemin.

L’histoire, enjeu idéologique du XXIème siècle ?

Presque comme un écho, la Russie a de même entamé un travail d’actualisation de son historiographie. L’approche semble cependant différente. Le 15 mai 2009, le président Dimitri Medvedev a ainsi nommé une commission pour lutter contre « la falsification de faits historiques dont le but serait de nuire au prestige international de la Fédération de Russie. » Sur les 28 membres de la commission, seuls deux sont effectivement historiens. Et les travaux seront diriges par… le chef de l’administration présidentielle, Sergei Naryshkin. Tout indique que le but de cette instance sera de développer une vision officielle de l’histoire qui mettra l’accent sur l’épisode glorieux de la « Grande Guerre Patriotique » et la libération de l’Europe, en omettant allègrement les pages sombres de l’histoire soviétique. Une réorientation de l’histoire qui servirait des fins politiques et diplomatiques.

Dans le même temps en effet, la Douma - le Parlement russe - est en train d’étudier une proposition de loi visant à contrer la « réhabilitation du nazisme » dans les anciennes républiques soviétiques. Si la loi entre en vigueur, le gouvernement russe pourrait être ainsi à même d’imposer des sanctions politiques ou économiques à l’encontre de pays tels que l’Ukraine ou les Etats baltes, déjà perçus comme des « falsificateurs de l’histoire. » Le passé pourrait ainsi devenir un moyen de pression politique dans un futur proche.

Enjeu citoyen, identitaire et diplomatique, l’histoire européenne est à l’image de l’Europe d’aujourd’hui : sa diversité est à la fois sa plus grande faiblesse et sa plus grande richesse. Les enjeux historiques sont appelés à jouer un rôle prépondérant dans les années à venir, et « l’année mémorielle » 2009 n’en est qu’un exemple. Comme l’écrivait Geert Mak, chaque Européen porte en lui, qu’il le veuille ou non, l’histoire du continent. Aux Européens de décider ce qu’ils veulent en faire.

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