Libé: En Ukraine, des familles séparées «aux convictions irréconciliables»

Reportage co-réalisé avec Lucien Jacques à Moscou, publié dans Libération, le 19/07/2019

Photos: Niels Ackermann / Lundi13 (Kiev) et Olga Ivaschenko (Moscou)

Des racines kiéviennes de la «Rus» médiévale, de l’héritage cosaque à l’époque soviétique, les histoires de l’Ukraine et de la Russie sont inextricablement entremêlées. Pas une famille russe qui n’ait un cousin ukrainien, pas une famille ukrainienne qui n’ait un parent à Moscou. Des millions de personnes dont l’histoire, à cheval entre deux frontières, est déchirée depuis 2014. L’annexion de la Crimée, les 13 000 morts de la guerre du Donbass, les querelles énergétiques et commerciales, mais surtout une guerre de désinformation, éloignent les Russes des Ukrainiens, à leur grand désarroi. En témoigne l’histoire de ces deux familles russo-ukrainiennes, comme une miniature de la relation entre leurs pays, avec ses malentendus, sa déception et sa colère.

Sofia, en Ukraine : «Mes proches à Moscou croient qu’ici, ils se feraient tabasser s’ils parlaient russe.»

«Nous étions très proches avec ma famille de Russie. Je suis très attristée d'avoir perdu le contact. Mais la situation était trop difficile pour nous tous. Nous avons décidé de prendre nos distances, afin de ne plus parler des sujets qui fâchent.» Toute la famille de Sofia Nikolina, 27 ans, est originaire de l'ouest de l'Ukraine. Sa tante Elena a déménagé à Moscou avant l'implosion de l'Union soviétique, dans les années 80. Sofia, qui vit à Kiev, en garde de tendres souvenirs. Elle et ses cousines se voyaient régulièrement jusqu'en 2014. «Quand j'ai découvert qu'une de mes cousines de Moscou s'était rendue en Crimée après l'annexion, au mépris des lois ukrainiennes, j'ai tenté de la raisonner. Je me suis rendu compte qu'on ne parlait pas la même langue.»

Sofia se dit avant tout ennuyée par «le déni» de ses proches. «Ils parlent de cette guerre comme si c'était un problème interne ukrainien et un coup monté par des oligarques. Ils n'ont jamais pris la peine de me poser de questions, pour apprendre la vérité sur l'agression russe», s'emporte la jeune femme, journaliste à Radio Free Liberty à Kiev. Témoin de premier plan de la guerre de désinformation menée par la Russie - qui dénonçait, dès le renversement de l'ancien régime, en 2014, une Ukraine en faillite aux mains d'une junte fasciste -, Sofia est favorable à un divorce total entre les deux pays. A des fins de «protection», mais aussi pour que puisse s'affirmer une Ukraine indépendante. Pour autant, le conflit ne doit pas être considéré comme «une guerre entre les peuples».

Sofia n'éprouve pas de rancœur à l'encontre des Russes. «Et s'ils veulent soutenir Poutine, c'est leur choix, tant qu'on ne soutient pas l'agression contre mon pays.» C'est la machine de propagande du Kremlin qui perturbe les relations personnelles. «Ma famille croit qu'ils peuvent être tabassés dans la rue s'ils parlent russe, ou conduisent une voiture immatriculée en Russie», déplore Sofia.

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L'analyse de Mikita Hrygorov, 25 ans, qui a souffert de la guerre, est différente. Originaire de Donetsk, un bastion des territoires séparatistes, il avait reçu des menaces pour ses «positions pro-ukrainiennes» au printemps 2014. Avec sa famille, il s'est exilé à Kiev. Son oncle Iouriy, lui, s'est installé à Moscou. Les communications sont réduites au minimum, en raison de «convictions irréconciliables».

Le jeune homme avait d'ailleurs eu l'occasion de déménager dans la capitale russe lui aussi, grâce à une bourse d'études. «Les conditions de vie auraient été meilleures qu'à Kiev, mais il m'aurait fallu mentir sur la nature de la guerre, et jouer leur jeu. Or ce sont les Russes qui ont attaqué en premier, je les ai vus.» Le jeune homme estime que les liaisons ferroviaires directes doivent être interrompues entre les pays ennemis, à l'instar des connexions aériennes.

«L'Ukraine est un pays victime à travers l'histoire, objet de l'impérialisme d'autres puissances. Nous traçons désormais notre propre chemin, différent de celui de la Russie. L'Ukraine est plus unie que jamais et c'est grâce à Vladimir Poutine. C'est regrettable que cela s'accompagne de tant de souffrance.» Un jour, assure-t-il, les Ukrainiens établiront avec la Russie un dialogue «d'égal à égal».

«Le plus tôt sera le mieux», dit Sofia Nikolina. Elle constate que les liens familiaux se délitent avec le temps, notamment depuis la mort de sa grand-mère, la mère d'Elena. «Nous avons de moins en moins de raisons de nous revoir», dit-elle. Sa tante ne l'a même pas prévenue de sa dernière visite en Ukraine, en 2018. Mais la réconciliation ne peut pas venir «à n'importe quelle condition». Les Russes doivent reconnaître l'Ukraine comme un Etat indépendant, au lieu d'une «Petite Russie». «Nous pouvons, et nous devons nous entendre dans le futur, conclut Sofia. Mais il faut arrêter de considérer que nous sommes deux peuples frères. Nous ne sommes plus frères.»

Elena, tante de Sofia : «Les Russes ont une vision des événements en Ukraine qui a peu à voir avec la réalité»

Elena, la tante de Sofia, vit à Moscou depuis quarante ans, mais rentre régulièrement dans son village natal, dans la région de Rivne. De sa nièce, Elena ne dit pas un mot. Mais elle a vu les gens changer dans sa région. «La guerre dans l'Est a transformé les gens. Quand le fils de ton ancien camarade de classe se fait tuer, ou bien ton ami d'enfance, ton voisin… quand cela devient réel, la colère s'accumule.»

Dans le conflit entre les deux pays elle se veut impartiale, renvoie dos-à-dos médias et politiques russes et ukrainiens. «Je ne regarde presque jamais la télévision, et surtout pas les chaînes d'informations. La télévision russe ment. La télévision ukrainienne aussi.» Elle s'interrompt et rit. «Ils racontent simplement des mensonges différents.» Elena fondait pourtant de grands espoirs sur la révolution de l'Euromaïdan de 2014 : «On espérait tous que tout irait pour le mieux, que la corruption allait prendre fin, que le pouvoir changerait. Ensuite, quand la Russie a pris la Crimée, je ne savais pas trop quoi penser. Tout autour de moi, les Russes étaient fous de joie… moi, ça ne me plaisait pas beaucoup. Les Russes ont une vision des événements en Ukraine qui n'a pas grand-chose à voir avec la réalité. Ils voient des fascistes partout.»

Pour autant, Elena reste optimiste. Tous les ans, elle continue de se rendre dans l’ouest de l’Ukraine. Sa fille, qui ne parle que le russe, n’y ressent, dit-elle, aucune hostilité. Un seul bémol : il est devenu impossible de faire, comme autrefois, le trajet en voiture car Elena préfère ne pas rouler en Ukraine avec une plaque russe. Comme sa nièce Sofia, elle pense que la guerre oppose deux Etats, et non pas deux peuples. Si les politiques et les médias, de part et d’autre, arrêtaient d’entretenir la colère et de monter les gens les uns contre les autres, ce conflit absurde pourrait prendre fin.

Iouriy, l'oncle de Mikita, est un bloc de colère. L'homme s'efforce de sourire, mais dès qu'il évoque le conflit ukrainien, sa douleur remonte à fleur de peau. Il date le début de la brouille familiale aux prémices du rapprochement entre l'Europe et l'Ukraine, en 2012, bien avant le Maïdan et la guerre dans le Donbass. «Je disais que nous n'avions rien à faire avec l'Europe, explique-t-il aujourd'hui. Que l'Ukraine devait garder des liens économiques étroits avec la Russie. Quand les chars ukrainiens sont entrés dans Sloviansk en 2014, quand les premiers civils sont morts… A partir de ce moment-là, notre dispute a empiré. Il n'y avait plus de terrain d'entente.»

Comme le reste de sa famille, Iouriy a fui Donetsk en 2014 pour échapper aux bombardements de l'armée ukrainienne. Son frère, le père de Mikita Hrygorov, est parti à Kiev avec sa famille. Lui s'est réfugié en Russie. Quand il évoque son histoire, sa voix est pleine de rage. «En se coupant de la Russie, l'Ukraine essaie de réécrire l'histoire», fulmine-t-il, reprenant un reproche souvent entendu dans les médias russes. Ce qui, pour les Ukrainiens, est une tentative de démêler les fils de leur identité de l'histoire soviétique, est vécu par Iouriy comme une attaque insupportable sur ses origines. Emporté par sa colère, il invective à la cantonade ses hypothétiques ennemis, ces ultranationalistes ukrainiens que les médias russes voient partout, et qui ont «cassé le pays en deux». Pour lui, l'Ukraine binationale qui réunissait dans un même Etat les russophones de l'Est et les Ukrainiens de l'Ouest est morte et enterrée.

Cela fait cinq ans qu'il n'a pas revu son frère et son neveu Mikita. Il ne peut pas non plus rendre visite à leur mère : le permis de séjour russe qu'il a obtenu lui barre l'accès au territoire ukrainien. Il serait pourtant prêt, s'il le pouvait, à renouer le dialogue avec sa famille perdue. «Je ne veux pas semer encore plus de discorde. Je ne les déteste pas, finit-il par s'apaiser. S'il est question de famille, alors tous les moyens sont bons pour recoller les morceaux.»

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