LLB: La "dénazification" de l’Ukraine à l’épreuve des faits

Article publié dans la Libre Belgique, le 09/03/2022

Les opposants à l’URSS ont systématiquement été catégorisés comme “extrémistes”, “nationalistes” et “nazis”.

"Tout peut s'arrêter en un instant" - si l'Ukraine souscrit à une liste de conditions. Le 7 mars, le porte- parole du Kremlin Dmitri Peskov se montrait très explicite quant aux exigences formulées à l'Ukraine pour stopper l'invasion russe. Parmi elles : reconnaître l'indépendance des "républiques" de Donetsk et Louhansk, abandonner ses revendications légitimes sur la Crimée, inscrire un statut de neutralité dans sa Constitution et accepter une "démilitarisation" à l'extrême. "Pour le reste ? L'Ukraine est un État indépendant et elle peut vivre comme bon lui semble."

La déclaration était pour le moins singulière de la part d'un représentant du gouvernement qui a agressé son voisin sans raison objective. Elle souligne aussi la relativité de ce que Vladimir Poutine présentait, le 24 février, comme l'une des principales raisons d'envahir l'Ukraine. Lui parlait de "dénaziger l'État" agn de "protéger les personnes victimes de génocide de la part de Kiev". Ces allégations, d'une nature particulièrement douteuse au vu des origines juives de Volodymyr Zelensky, président d'un pays reconnu pour la vivacité, certes brouillonne, de son système démocratique, apparaissent donc pour ce qu'elles sont : "des prétextes visant à diaboliser l'adversaire et à offrir à la population russe une vision manichéenne de l'invasion", explique l'historien américain Timothy Snyder. "De fait, qui oserait s'opposer à la lutte contre le nazisme ?"

Une tradition soviétique

C'est dans les années 1930 que la montée du fascisme et du nazisme offre aux Soviétiques la possibilité d'une opposition dialectique entre le bien et le mal, bien plus tranchée que l'affrontement contre le capitalisme. "La grande famine de 1932-1933 et les purges, justigées par la lutte contre 'la bourgeoisie' et les 'ennemis de l'intérieur' avaient laissé la société dans l'incertitude, sans aucun repère", rappelle le philosophe ukrainien Volodymyr Yermolenko. "La lutte contre Hitler, qui a culminé avec la victoire de 1945, a permis de faire oublier ces traumatismes internes en identigant clairement un ennemi, qui plus est un ennemi externe."

Un mécanisme simple qui ne s'est pas arrêté aux Italiens ou aux Allemands. Les mouvements qui tentent de résister au joug soviétique dans les années 1950, tels que l'Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA, voir ci-contre) ou les Frères de la forêt en Lituanie sont ainsi systématiquement catégorisés comme "extrémistes", "nationalistes" et "nazis", la frontière entre les qualigcatifs étant ténue. Le fait que ces organisations se rendent elles-mêmes coupables d'exactions envers des populations civiles, notamment juives et polonaises, facilite leur décrédibilisation. Pour le politologue allemand Andreas Umland, installé en Ukraine, l'instrumentalisation de ces mouvements permet "à la fois la simpligcation d'une histoire très complexe - combattre le pouvoir de Moscou implique d'être acquis à l'idéologie nazie - et des généralisations - si les nationalistes sont actifs essentiellement en Ukraine de l'ouest, alors tous les Ukrainiens de l'ouest sont nationalistes".

Fidèle à cette tradition, l’ex-lieutenant colonel du KGB Vladimir Poutine s’attelle, dès son arrivée au pouvoir en 2000, à la diabolisation de ses ennemis. En premier lieu les Tchétchènes auxquels il mène une guerre sans merci. Les révolutionnaires ukrainiens de 2004 et 2014, mais aussi les manifestants géorgiens de 2003 et même les protestataires biélorusses de 2020 sont stigmatisés comme des "extrémistes" et des "néonazis", de surcroît subventionnés par l’Occident. En 2008, juste avant l’attaque contre la Géorgie, le président russe d’alors, Dmitri Medvedev, dénonce aussi un "génocide" perpétré contre les Ossètes du Sud. Une accusation que Moscou n’a pas exploitée après avoir atteint ses objectifs de guerre.

L’Ukraine, terreau fertile

"Vladimir Poutine se demande s'il est à la hauteur de Pierre le Grand, de Catherine II, de Staline, de Lénine... C'est pourquoi il glorige la Grande Guerre patriotique (la Seconde Guerre mondiale, NdlR) contre le nazisme, dont la mémoire est redevenue une sorte de religion d'État", estime Thomas Gomart, historien des relations internationales. Le maître du Kremlin est aidé en cela par un terreau fertile à l'instrumentalisation du nationalisme en Ukraine. L'aVrmation du sentiment national depuis l'indépendance en 1991 s'est accompagnée, en partie, par une certaine réhabilitation de l'UPA et de symboles nationalistes des années 1930 tels que le drapeau rouge et noir ou le slogan "Gloire à l'Ukraine !".

Le succès électoral du parti nationaliste Svoboda (Liberté) en 2012, le rôle actif du groupe paramilitaire ultraradical Praviy Sektor pendant la révolution de Maïdan en 2013-2014 ou encore les démonstrations de force du régiment Azov et de son parti politique Natsionalniy Korpus (Corps national) sont des faits avérés, largement relayés par les médias ukrainiens, russes et occidentaux. De fait, Azov n’a pas caché abriter des membres néonazis, facilement reconnaissables à leurs tatouages et slogans. Marginaux politiquement, ces groupes excellent dans l’organisation de parades à la chorégraphie martiale et dans l’intimidation de militants anticorruption ou de défenseurs des droits de l’homme. Les tensions créées ont inquiété nombre d’observateurs au gl des années. Elles ne sont néanmoins pas de nature à remettre en cause l’ordre constitutionnel en Ukraine, où la transparence des processus électoraux s’est accrue depuis 2014 et les passations de pouvoir ont été pacigques.

De fait, l’existence de tels groupes, qui n’est pas l’apanage de la seule Ukraine, ne peut occulter le fait que les groupes armés d’extrême droite ont été placés sous la tutelle des forces armées dès 2015. Ils ne disposent ainsi d’aucune autonomie dans leurs initiatives militaires. Aux élections législatives de 2019, Svoboda n’a remporté que 2,15 % des voix. Au sein des autorités, seul Vadym Troyan, chef de la police de la région de Kiev de 2014 à 2021, a été soupçonné de sympathies avec l’extrême droite en raison de son passage au bataillon Azov. Aucune critique de la sorte n’a visé l’équipe de Volodymyr Zelensky, dont de nombreux collaborateurs viennent, comme lui, du monde du spectacle.

Depuis le 24 février, Praviy Sektor, Azov et Natsionalniy Korpus sont remarquablement silencieux. En revanche, leur instrumentalisation par la Russie va croissant. Sur l'émission matinale française Télématin, le 7 mars, le porte-parole de l'ambassade en France, Alexander Makogonov, niait ainsi les tirs russes sur des zones civiles ukrainiennes. En revanche, il insistait sur les crimes des "bataillons nazis ukrainiens". Sans apporter la moindre preuve.

Une "guerre totale"

Pour le philosophe Volodymyr Yermolenko, prouver le néonazisme de l'État ukrainien n'est pas essentiel pour le Kremlin, de la même manière qu'il n'avait pas à produire d'éléments tangibles pour congrmer la présence de "milices nationalistes" en Crimée en 2014 ou à démontrer que les couloirs humanitaires d'Alep étaient bombardés par des "djihadistes" syriens et non par ses propres troupes. "Le simple fait de répéter le même mensonge à chaque occasion nous y fait réwéchir, détaille-t-il. À l'étranger, cela instille le doute. Et à l'intérieur, cela le place dans la position presque sacrée d'un chef qui mène une guerre totale. En l'occurrence, je suis persuadé qu'il a résolu d'en gnir avec la 'question ukrainienne'. Pas parce qu'il veut 'dénaziger' mon pays. Mais bien parce qu'il entend en gnir avec l'indépendance de ce qu'il considère comme une injure. Et comme il est en guerre totale, il peut aller jusqu'au bout."

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