Mediapart: Le Pompéi ukrainien s’immisce dans la querelle religieuse entre Kiev et Moscou
Reportage publié sur le site de Mediapart, le 24/10/2018
Photos: Niels Ackermann / Lundi13
Le Synode œcuménique orthodoxe de Constantinople vient de valider une Église ukrainienne indépendante du Patriarcat moscovite, marquant une étape décisive dans l’affirmation d’une identité distincte de Moscou. Illustration à Kiev, où les dernières ruines de la Rous’ médiévale sont menacées par un projet de centre commercial qu’appuient des financements russes.
Kiev (Ukraine), de notre correspondant.– Tôt le matin, les gardiens laissent passer les visiteurs. Par un escalier de chantier, on descend vers un terrain vague boueux jusqu’à l’entrée d’un souterrain de béton. Annabella Morina allume les lumières, se fraie un chemin à travers des flaques d’eau et un enchevêtrement de bâches en plastique. « On se tient ici dans l’ancienne rue principale, explique-t-elle. Vous voyez ? On en voit bien les bords. Ces parois en bois ont mille ans d’âge. Là-bas, les archéologues ont établi que se tenait un poste de douane du port de commerce de Kiev. »
Vêtue d’une longue robe noire, les épaules couvertes d’un châle vert, Annabella Morina a des airs d’icône religieuse. Les traits fins, le visage fatigué, elle explique l’importance des ruines qu’elle tente de préserver depuis de longs mois. Au-dessus, c’est Poshtova Plosha, la place de la Poste, un lieu de promenade agréable sur les rives du fleuve Dniepr. « Les travaux d’aménagement de la place ont commencé en 2012, poursuit-elle. Les ouvriers ont coulé des colonnes de soutènement en béton, au hasard. Ce n’est que plus tard, quand ils ont creusé ici, qu’ils se sont aperçus de ce qu’il y avait. » Ici et là, des poutres centenaires sont encastrées dans le béton. « On a même trouvé des restes de bateaux et des anneaux d’amarrage. Cela veut dire qu’il y avait une rivière qui coulait. »
Selon les écrits de la fin du premier millénaire, c’est au confluent de ce cours d’eau, la Potchaïna, et du Dniepr que s’est déroulé le baptême de la Rous’ de Kiev. « C’est donc d’ici qu’est partie la chrétienté orientale », assène Annabella Morina. Alors que l’Ukraine vient de se faire accorder le droit de construire une Église orthodoxe indépendante de Moscou, c’est pour elle une ultime raison de construire ici un musée. Elle a même un nom : le « Pompéi ukrainien ». « D’une part parce que beaucoup des ruines ont été remarquablement conservées sous la terre. Et d’autre part parce que l’on a trouvé un cimetière à proximité… »
Autour d’elle cependant, aucun ouvrier, aucun archéologue. Il ne se passe rien depuis des mois. Le seul mouvement est celui des champignons qui poussent. « On dit que c’est le plus beau patrimoine de Kiev, plaisante l'activiste. Si la situation perdure et que le bois n’est pas entretenu, ces champignons seront la seule chose qui nous restera… »
Le plan de reconstruction de la place de la Poste date de 2005. Ce n’est qu’en 2012, sous le règne du président autoritaire et corrompu Viktor Ianoukovitch, que les travaux commencent en vue de construire un tunnel autoroutier, des rampes d’accès et une large plateforme piétonne avec une fontaine pour enfants. C’est à l’époque l’un des investissements ukrainiens les plus importants en termes d’infrastructure. Il présente néanmoins de nombreuses incertitudes, en particulier sur le sort de la gare fluviale, bijou d’architecture soviétique des années 1950. Une seule assurance : un McDonald’s y opérait avant la rénovation, et il rouvrira après les travaux.
Dans ce contexte, en 2013, Hensford Ukraine LLC, une société-écran contrôlée par le député proche du président Andriy Kravets, est créée quelques semaines avant un appel d’offres pour l’aménagement du sous-sol. Hensford Ukraine remporte le contrat sur une proposition de centre commercial. Les ouvriers découvrent rapidement des ruines, mais les archéologues n’ont accès au site qu’en 2015, après le changement de régime causé par la révolution de la Dignité de 2014. L’emballement est immédiat.
« Tout le monde sait bien que Kiev est né sur les bords du Dniepr, assure Annabella Morina, mais il n’en reste quasiment pas de traces. » La date de 482 est généralement retenue par les historiens pour acter de la fondation de la ville. Les Vikings varègues en font un important comptoir de commerce sur la route liant la mer Noire à la mer Baltique. À partir du IXe siècle se développe ici la capitale d’un des plus puissants États d’Europe, la Rous’ de Kiev. Son prince Volodymyr le Grand adhère à la chrétienté en 988. Une de ses petites-filles, Anne de Kiev, devient d’ailleurs reine de France en épousant Henri Ier en 1051, preuve du prestige dont jouit la Rous’.
Du port de commerce, la ville gagne peu à peu les collines avoisinantes. Les bords du fleuve, l’actuel quartier de Podil, perdent en importance. Les invasions destructrices, notamment celle des Mongols au XIIIe siècle, ou encore des incendies ravageurs comme en 1811, font progressivement disparaître les traces du Kiev originel. La découverte des ruines du « Pompéi ukrainien » sous la place de la Poste semble donc inespérée.
Qui veut défendre l’Histoire ?
L’idée d’un musée ne va pourtant pas de soi. Hensford Ukraine fait d’abord mine de coopérer avec les archéologues et propose d’intégrer une exposition dans le futur centre commercial. Une offre de compromis alloue 100 m2 au musée, sur une superficie totale de 8 000 m2. Inacceptable pour le collectif de citoyens mobilisés. Ceux-ci organisent un blocage du chantier, des concerts pour attirer les Kiéviens, une conférence internationale qui implique des historiens reconnus et des représentants du Conseil de l’Europe.
Hensford Ukraine n’a pas de service de communication et n’émet guère de commentaires. La société a en revanche une influence certaine sur le conseil municipal, visiblement très protecteur de l’investisseur. Les élus votent en avril 2018 la rupture du contrat, avant de faire marche arrière en juin. La Verkhovna Rada (Parlement), elle, est plus décisive. Elle adopte en juillet une résolution soutenant le principe d’un musée, sans valeur contraignante.
« Cette situation est tout à fait dommageable pour Kiev, d’autant plus qu’elle s’inscrit dans une longue lignée de contrats douteux obtenus par des investisseurs véreux qui défigurent notre ville », explique Ihor Loutsenko, député ukrainien et militant de longue date du patrimoine architectural de la capitale. Lui mène régulièrement l’opposition à une construction illégale de bloc d’habitation, ou à une démolition injustifiée de façade historique. Il compte peu de victoires.
À quelques centaines de mètres de la place de la Poste, la carcasse du beau bâtiment tsariste Hostinniy Dvir (porte de l’Hospitalité) est laissée à l’abandon depuis qu’un investisseur a perdu ses soutiens politiques dans la révolution de 2014. Les pavés de l’emblématique Andriyivski Uzviz (« Descente d’André ») sont déjà instables, après une rénovation controversée en 2012. Et vues de la place de la Poste, les arches du pont Podilsko-Voskresenski sont rouges de rouille, laissées à l’abandon après le lancement de la construction en 1993. Il n’est utilisé que pour des tournages de publicités ou de clips vidéo, par exemple celui du rappeur français Orelsan, « Basique ».
« Beaucoup de projets sont fondés sur de faux permis de construire. Les travaux ne visent qu’à spéculer sur le marché immobilier, ils sont faits avec de mauvais matériaux… », se lamente Ihor Loutsenko. Des procédés qui ne se sont pas arrêtés après la révolution de la Dignité. Selon de nombreuses critiques, ils auraient au contraire proliféré sous le maire actuel, l’ancien champion de boxe Vitali Klitschko, dont la majorité regroupe plusieurs hommes d’affaires et promoteurs immobiliers bien connus.
Au blocage des conseillers municipaux protecteurs de l’investisseur s’ajoutent des arguments techniques. « Une fois que les poutres en bois sont déterrées, il faut très vite les traiter pour les sauvegarder, explique ainsi Oleksandr Nikoriak, directeur du département de protection du patrimoine culturel à la ville de Kiev. Mais les technologies que l’on a à disposition en Ukraine sont obsolètes, et ne s’appliquent qu’à de petits objets. Aussi nous avons déjà perdu beaucoup de bois. C’est pour cela que les archéologues ont arrêté leurs recherches. » Lui s’est rendu fin septembre à l’atelier régional de conservation Nucléart de Grenoble. Il entend importer le savoir-faire français pour construire un centre ukrainien de conservation, puis proposer ses méthodes en Ukraine et à l’étranger. « Ce concept de musée sous la place de la Poste pose beaucoup de défis, mais c’est aussi une opportunité scientifique et peut-être même commerciale ! »
De fait, l’idée d’un musée semble s’être imposée comme une évidence, en particulier depuis que le ministre des affaires étrangères, Pavlo Klimkine, a pris fait et cause pour le « Pompéi ukrainien ». Il assène à coups de tweets qu’il n’y aura pas de centre commercial sous la place de la Poste, car « nous ne pouvons pas marchander notre histoire ». « Il serait impensable, poursuit-il, de ne pas mettre en valeur le lieu présumé du baptême de la Rous’ », dans le cadre de la guerre hybride qui oppose Ukraine et Russie.
Kiev est présentée par la propagande russe comme « la mère de toutes les villes russes » et un symbole d’unité des Slaves russes, ukrainiens et biélorusses. « Nous sommes un seul et même peuple », insiste régulièrement Vladimir Poutine, en s’appropriant l’héritage de la Rous’ de Kiev. À l’inverse, l’Ukraine est engagée depuis 2014 dans ce que beaucoup considèrent comme une « guerre d’indépendance » vis-à-vis de l’ancienne puissance impériale, que ce soit sur le front de l’Est, sur les questions d’approvisionnement énergétique, d’ukrainisation de l’espace public, de lutte contre la désinformation médiatique russe ou encore de création d’une Église orthodoxe indépendante.
Ce dernier sujet, activé dans le cadre de la campagne de réélection de Petro Porochenko, pourrait marquer le dénouement d’une querelle historique. Le 11 octobre dernier, le Synode œcuménique orthodoxe de Constantinople, à Istanbul, a ainsi annulé une décision de 1686 consacrant la jurisprudence moscovite sur le Patriarcat de Kiev (et créant donc l’Église autocéphale d'Ukraine – voir ici la liste). Dans le cadre de l’union politique et religieuse qui avait prévalu au cours des derniers siècles, le Patriarcat de Moscou ne pourra donc plus s'enorgueillir de contrôler la « ville du baptême ».
La création d’une Église ukrainienne indépendante, validée par Constantinople, revient ainsi à couper Moscou des sources du Dniepr et de leur héritage spirituel. Il n’est donc guère étonnant que le patriarche de Kiev, Philarète Ier, se soit rendu en personne sous la place de la Poste. « Pour découvrir notre propre histoire, nous devons explorer cet endroit et lui donner un caractère national », déclare-t-il en septembre. L’archevêque œcuménique Telmiskiy, envoyé de Constantinople, prend lui aussi fait et cause pour le musée.
Dans ce contexte, il semble d’autant plus important à Annabella Morina de préserver ces ruines que « la machine de propagande russe adapte déjà son discours à la réalité de ce schisme ». Vladimir Poutine, qui ne peut plus se rendre à Kiev, érige la ville de Chersonèse, en Crimée, comme un « mont du Temple » russe. C’est là qu’aurait été baptisé Volodymyr le Grand en 988, avant qu’il ne voyage dans le Nord pour christianiser sa capitale. « Poutine travaille donc à nier le rôle de Kiev comme lieu du baptême de la Rous’ ! », s’indigne Annabella Morina. Une manœuvre à replacer dans la guerre historiographique des dernières années, dont le Kremlin se sert pour justifier ses interventions en Crimée et dans l’est du pays. « L’annexion de territoires n’est pas possible sans l’annexion de l’Histoire », souligne Oleksandr Soushko, directeur de l’Institut de coopération euro-atlantique à Kiev.
Objets de scandale urbain et financier, de défis techniques et scientifiques, les ruines sous la place de la Poste sont ainsi un enjeu géopolitique de premier ordre. Le conseil municipal de Kiev semble en avoir tenu compte. Le 11 octobre, jour de la réunion du Synode œcuménique de Constantinople, 61 députés sur 120 ont voté en première lecture une renégociation du contrat d’investissement afin d’y prévoir un musée.
« Rien n’est gagné, tempère Annabella Morina. La majorité de 57 députés du maire Klitschko n’a pas soutenu la décision. Je suis sûre qu’ils vont brider le financement, le format, le calendrier du projet, d’ici au vote en seconde lecture. » Pour elle, le combat est loin d’être terminé. « On ne va pas baisser les bras. Kiev n’est spéciale que si nous pouvons le démontrer. Si nous ne protégeons pas notre histoire, ce ne sera plus qu’une ville parmi d’autres. »