Naftogaz, Gazprom et l’Europe. “Choisir entre la politique et le business”
Version longue d’un article publié dans La Tribune de Genève, le 28/03/2018
Photo: Niels Ackermann / Lundi 13
“Nous comprenons l’intérêt qu’ont certains pays européens à approfondir la relation avec Gazprom. Mais ce que nous leur demandons présentement, c’est de faire un choix cohérent, et de l’assumer avec clarté”. Iouriy Vitrenko est bien connu dans les capitales du vieux continent. Le directeur commercial de Naftogaz, le géant gazier ukrainien, s’efforce sans cesse d’attirer des opérateurs étrangers sur le marché ukrainien, discuter des réformes induites par le “Troisième Paquet Energétique” de l’Union européenne (UE), et attirer l’attention de ses partenaires sur le manque de fiabilité du colosse russe, Gazprom.
Naftogaz, et l’Ukraine en général, estiment mériter le soutien des Occidentaux. Au terme de 4 ans d’une procédure auprès de la Cour Internationale d’Arbitrage de Stockholm, l’opérateur ukrainien aurait du recevoir 2,56 milliards de dollars de compensation de la part du Russe. Celui-ci a au contraire refusé de se plier à l’arrêt de justice et fait appel de la décision. “C’est une réaction très émotionnelle”, commente Iouriy Vitrenko. “Gazprom et Naftogaz s’étaient référés à la Cour pour régler un litige. On ne peut pas ensuite contester l’autorité de la Cour juste parce que l’on n’aime pas son verdict…”
Dans le même temps, Gazprom a interrompu ses livraisons de gaz dues à l’Ukraine au mois de mars, soit 5 millions de m3. Le 1er mars, “c’est 15 minutes avant le début de la livraison que nous avons reçu la notification de Gazprom”, se souvient Iouriy Vitrenko. Un vent de panique avait soufflé sur le pays, qui avait du renégocier un contrat d’approvisionnement auprès d’une société polonaise, et appeler les ménages à réduire leur consommation de 15%. Une décision de Gazprom d’autant plus étonnante que la société avait elle-même insisté pour que l’Ukraine lui rachète du gaz, dans le cadre d’une précédente décision d’arbitrage à Stockholm, en décembre.
Querelle ancienne
La querelle gazière entre Moscou et Kiev est ancienne, déjà ponctuée de plusieurs “guerres du gaz”. Elle est exacerbée par le conflit hybride qui fait rage depuis 2014. Les verdicts de la Cour de Stockholm indiquent d’ailleurs que les torts sont partagés. En décembre, Naftogaz a perdu une procédure d’arbitrage sur un litige concernant le contrat d’approvisionnement. La Cour a condamné l’Ukrainien à verser quelques 2 milliards de dollars d’arriérés au Russe. Le 28 février, c’est Gazprom qui a été condamné à payer 4,63 milliards de dollars de compensations à Naftogaz, au titre du règlement d’un litige sur le contrat de transit.
Pour Iouriy Vitrenko, le refus de Gazprom de se conformer à cet arbitrage, juste et équilibré, de même que l’arrêt inexpliqué des livraisons de gaz, sont une preuve flagrante du risque que l’imprévisibilité de Gazprom fait peser sur l’ensemble du continent. “Gazprom est clairement un bras armé du Kremlin. Si les règles du jeu leur sont défavorables, ils vont s’arranger pour que les contrats et les rapports de force s’accordent à leur propre interprétation”.
De cette épreuve, Naftogaz a fait un test de sa fiabilité. Le “Système de Transit de Gaz” (STG) ukrainien assure le transport d’environ 45% des exportations russes vers l’UE. Un transit qui n’a été remis en cause ni par la guerre dans l’est de l’Ukraine, ni par la crise de début mars. Iouriy Vitrenko admet avoir anticipé la manoeuvre de Gazprom, mais avoir décidé sciemment de ne pas réagir en amont. “C’était un risque à prendre”, confesse-t-il, “afin de laisser Gazprom porter la responsabilité de cette crise”. Celle-ci a durement touché les ménages ukrainiens. Plusieurs écoles et universités ont du fermer pendant quelques jours. Mais si les Ukrainiens ont souffert des réductions de consommation, Naftogaz en sort renforcé en tant que partenaire fiable auprès des Européens.
Politique ou business?
Au vu de ces développements dramatiques, “les Européens doivent choisir, entre politique et business”, assène Iouriy Vitrenko. “On peut considérer Gazprom comme un partenaire commercial normal. Dans ce cas-là il convient de lui faire respecter le droit européen, et en l’occurrence la justice suédoise”. Devant l’absence de base légale pour contraindre Gazprom à honorer le verdict de Stockholm, Naftogaz a avancé l’hypothèse de saisir des avoirs de Gazprom en Europe. Iouriy Vitrenko reconnaît toutefois “la complexité, et la sensibilité”, d’une telle initiative, qui “dépendrait de tribunaux nationaux indépendants”.
En tant que représentant d’une entreprise, Iouriy Vitrenko se dit apolitique. Lors d’un précédent entretien avec Daleko-Blisko, en mars 2017, il attendait l’arbitrage de Stockholm pour renouer des “relations commerciales normales” avec Gazprom, et établir de nouveaux contrats “mutuellement avantageux”. Force lui est aujourd’hui de constater que “des relations normales avec Gazprom ne sont pas possibles”. Dans ce contexte, les Européens pourraient considérer Gazprom comme un objet politique, voire géopolitique. “Dans ce cas-là, il faut diversifier le mix énergétique européen et réduire sa dépendance à Gazprom”, estime le directeur commercial de Naftogaz.
Sous la Baltique, la discorde
Un argument qui a du mal à trouver des échos dans les capitales européennes. En 2017, Gazprom a exporté un volume record de gaz naturel vers l’Europe, soit 194,4 milliards de m3, à des prix historiquement bas. Alexeï Miller, directeur général du géant gazier, promet plus. “Nous avons un potentiel de 260 milliards de m3 par an”, expliquait-il dans un compte-rendu au Premier ministre russe, Dmitri Medvedev. L’aval donné par les autorités allemandes, le 27 mars, à la construction du gazoduc Nord Stream 2 indique aussi un renforcement des relations énergétiques entre Berlin et Moscou.
Pour le Président Petro Porochenko, les soutiens de Nord Stream 2 ne seraient que des “complices de la guerre hybride menée par la Russie”. Le ministre des affaires étrangères, Pavlo Klimkin, appelle lui à des sanctions contre Gerhard Schröder, ancien chancelier allemand et directeur du conseil d’administration de “Nord Stream AG”. Face à ces déclarations tonitruantes, Gazprom nie toute dimension politique du projet Nord Stream 2. Les Allemands n’ont apporté aucune réponse à la requête de Pavlo Klimkin. Et Naftogaz suit l’affaire avec attention, et inquiétude.
De fait, le consortium d’Etat y joue le futur de son STG, et de ses revenus de transit conséquents, à hauteur de 2-3 milliards de dollars par an. Il a donc un intérêt immédiat à ce que le doublement de Nord Stream ne se concrétise pas. Le projet a été récemment désapprouvé par le Parlement européen et un certain nombre d’Etats membres de l’UE, ce qui devrait retarder encore un peu plus les travaux. Et si le gazoduc devient effectivement réalité, il ne devrait de toutes les manières pas absorber l’ensemble du volume de gaz qui transite actuellement par l’Ukraine. Iouriy Vitrenko semble donc confiant: le gaz russe continuera à circuler dans les gazoducs ukrainiens.
Rupture programmée
Pour l’heure, les avocats de la compagnie russe ont d’ores et déjà amorcé la rupture des contrats existants avec Naftogaz. Une décision rationnelle pour Alexeï Miller, pour qui ces contrats sont devenus “désavantageux économiquement, et non-viables”. De son côté, Naftogaz entend “contester cette décision, ce qui veut dire que nous nous dirigeons vers une nouvelle procédure d’arbitrage, qui prendra au moins deux ans”, explique Iouriy Vitrenko. Le directeur commercial met aussi en garde contre une initiative de rupture qui pourrait “coûter” à Gazprom.
De fait, le Russe devra continuer à utiliser le STG ukrainien pour assurer son transit, ne serait-ce que pour des quantités réduites. Or, au titre des engagements ukrainiens dans le cadre du 3ème Paquet Energétique européen, un éventuel nouveau contrat de transit devra être signé avec une succursale de Naftogaz, UkrTransGaz, à des conditions bien moins avantageuses. “Gazprom devrait payer trois fois plus cher pour le transit de gaz à travers l’Ukraine que ce qui est stipulé dans le contrat actuel”, précise-t-il. Une augmentation qui se répercutera sur les prix à la consommation dans les pays européens.
La décision de rompre les contrats existants serait d’autant moins justifiée, selon Iouriy Vitrenko, que “l’opérateur ukrainien a assuré la fiabilité de l’Ukraine en tant que pays de transit au cours des dernières années. Encore une fois, c’est la partie russe qui joue avec la sécurité énergétique des Européens”. A moins que Gazprom ne s’inscrive dans une stratégie plus générale visant à une hausse des prix des hydrocarbures. Les discussions actuelles entre la Russie et les pays de l’OPEP sur une réduction encadrée de la production pourraient conduire à une hausse des prix du pétrole et du gaz dans un futur proche. Une stratégie qui pourrait s’accommoder de la réduction, ou la fin, du transit du gaz à travers l’Ukraine.