Organiser des élections: difficile mais nécessaire
Volodymyr Zelensky vient d’imposer des sanctions très lourdes sur plusieurs oligarques ukrainiens
pour avoir nui aux intérêts nationaux de l’Ukraine ou encore avoir commis des actes de haute trahison
parmi les personnes sanctionnées, on trouve Petro Porochenko, l’ancien Président
qui espérait bien repartir en campagne dès que la perspective d’élections se préciserait
parce que oui, elles se précisent.
Bonjour à tous, c’est Sébastien, bienvenue dans cette nouvelle vidéo où l’on parle de cette problématique des élections
pourquoi les Américains, et les Russes, insistent lourdement sur la question, quels sont les enjeux, les conditions et les risques de l’organisation d’élections?
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Hier, 13 février, Petro Porochenko a publié une vidéo où il s’estime victime d’une décision anticonstitutionnelle et politisée
après qu’il a appris que le secrétariat national de défense et de sécurité, présidé par Volodymyr Zelensky, a adopté ces sanctions
ce qu’on lui reproche, c’est d’avoir rendu l’Ukraine dépendante de l’énergie russe
et des républiques fantoches de Donetsk et Louhansk contrôlées par la Russie
donc ça nous ramène aux premières heures de la guerre en 2014-15
les sanctions sont lourdes: gel d’actifs, interdiction de procéder à des transactions commerciales, économiques et financières, blocage du retrait de capital.
Les sanctions s’étendent aussi aux entreprises des personnes sanctionnées
En plus de Petro Porochenko, on trouve d’autres oligarques qui ont été très influents en Ukraine ces dernières décennies: Ihor Kolomoïskiy et son partenaire d’affaires Hennadiy Boholioubov, Viktor Medvetchouk qui est un ami proche de Vladimir POutine
ou encore Kostynatin Jevago qui est en exil en France, entre Courchevel et Paris
Il y a quelque chose de spécifique avec le cas de Petro Porochenko puisque c’est un ancien président
et qu’il est le leader d’un des principaux partis d’opposition,
d’ailleurs son groupe parlementaire a lancé une bronca hier en bloquant les travaux de l’assemblée
ce qui peut signifier la fin de l’union des partis qui a été la règle depuis 2022.
Alors, est-ce que ces sanctions sont le signe d’une persécution politique?
Non et oui
Non, parce que Petro Porochenko a été visé par une vingtaine d’affaires entre sa défaite électorale en 2019 et l’invasion par la Russie le 24 février 2022
il a effectivement des choses à se reprocher en tant qu’oligarque et il était à peu près sûr que quelque chose allait lui tomber dessus.
Je vous invite ici à consulter mon dernier livre sur la république oligarchique ukrainienne, le lien est dans la description
Mais oui, ces sanctions sont politiques et politisées dans le sens où les procédures judiciaires à lencontre de Petro Porochenko avaient été gelées en 2022 face à l’invasion
pourquoi sont-elles réactivées aujourd’hui? C’est évidemment une décision politique
qui vise explicitement un opposant politique de Volodymyr Zelensky en amont d’élections
Soit dit en passant, c’est une manoeuvre très dangereuse de la part du Président parce que s’il continue cette pratique de justice politisée,
ça peut se retourner contre lui une fois qu’il aura perdu le pouvoir.
C’est une tradition en Ukraine mais pas que.
On verra quelles seront les suites de ces sanctions
mais tout cela m’amène à la question des élections.
Vous savez que le mandat de Volodymyr Zelensky aurait du se terminer fin mai 2024, celui du Parlement en juillet
Mais depuis 2022, ces élections sont interdites par la loi martiale
qui vient tout juste d’être prolongée jusqu’au 9 mai.
Alors, je vais parler des pressions extérieures pour organiser ces élections,
des défis techniques et organisationnels qui sont considérables,
et finir sur le fait que, de toutes les manières, il faut des élections et que tout le monde s’y prépare.
Donc on a assisté ces derniers temps à des appels à des élections
et ces appels, ils ne viennent pas d’Ukraine puisque tous les partis, même celui de Petro Porochenko que je viens de mentionner, reconnaissent que ce n’est pas possible sous la loi martiale
ces appels ne viennent pas d’Europe non plus
mais ils viennent des Etats Unis et de Russie
L’administration Trump a été assez claire sur le sujet, l’envoyé spécial pour l’Ukraine Keith Kellogg disant que c’est un signe de bonne santé d’une démocratie
Vladimir Poutine de son côté a insisté sur le fait que Volodymyr Zelensky peut participer à des négociations de paix mais qu’il n’est plus légitime pour signer un quelconque accord
cette question de la légitimité, c’est un trompe-l’oeil utilisé par la Russie pour mettre la pression sur l’Ukraine
et ce depuis 2014
A chaque élection ukrainienne, Moscou parle de la révolution de 2014 qu’ils dénoncent faussement comme un coup d’Etat
ensuite ils parlent des droits électoraux des Ukrainiens du DOnbass qui n’ont pas été respectés alors qu’ils ont eux-même entretenu la division du pays depuis 2014
et donc cette question de la légitimité de Zelensky, ce n’est qu’une énième itération d’un discours de propagande qui s’adapte aux circonstances
et qui visiblement a percolé au sein de l’équipe Trump
ce n’est pas le seul argument russe qui a été adopté comme tel par la nouvelle administration cela dit
D’un autre côté, je comprends les Américains; ils veulent qu’un accord de cessez-le-feu, voire un accord de paix, dans lequel Donald Trump investit son capital politique, ne puisse pas être remis en cause
donc je comprends leur position
même si elle regarde un peu ce problème avec des oeillères
puisque les défis d’une organisation d’élections font que de toutes les manières, en l’état actuel des choses, leur légitimité sera contestable et potentiellement contestée.
Puisque, pour organiser des élections, au-delà de l’obstacle juridique de la loi martiale
il faut déjà consolider le corps électoral
il y a entre 6 et 8 millions d’Ukrainiens à l’étranger
mais comme je l’ai dit dans une précédente vidéo, seulement 400.000 citoyens sont inscrits sur les listes consulaires des ambassades d’Ukraine
donc est-ce qu’on pense vraiment que des millions d’Ukrainiens vont rentrer chez eux pour voter s’ils ne votent pas à l’ambassade?
Il y a aussi la question des 3 millions et quelque de personnes déplacées
qui ne sont pas enregistrées là où elles habitent actuellement
et qui ne peuvent plus rentrer chez elles
dans beaucoup des cas parce que chez eux, ça a été détruit dans les combats
quid des 2-3 millions d’Ukrainiens qui vivent dans les territoires occupés?
Il est garanti que la Russie ne les laissera pas participer à une élection ukrainienne étant donné qu’elle les considère comme ses citoyens russes, vivant sur son territoire russe.
Il y a plus d’un million d’Ukrainiens enrôlés dans l’armée: comment les faire voter?
si on passe par une démobilisation ne serait-ce que partielle, cela entraînera un affaiblissement du front qui sera très dangereux pour le pays.
Et donc quoi que l’Ukraine fasse, en l’état actuel, il y aura des doutes sur l’intégrité du corps électoral qui seront exploités pour remettre en cause la légitimité du scrutin.
Encore une fois, la machine de propagande russe saura s’adapter, c’est une garantie.
Et puis comment organiser une élection?
ça coûte cher, ça demande des gens pour tenir les bureaux de vote et des observateurs,
ça expose ceux qui vont aller voter dans les régions du centre et de l’est à des frappes russes.
Moi j’étais de ceux qui pensaient que l’Ukraine pouvait procéder à un vote électronique
parce que le pays a beaucoup numérisé ses services publics, c’est quelque chose dont on est très fier ici en Ukraine
Mais fin 2023, une énorme cyberattaque a mis hors d’usage Kyivstar, le plus gros opérateur de téléphonie mobile d’Ukraine
14 millions d’abonnés dont moi se sont retrouvés sans ligne téléphonique pendant 3 jours
et en décembre 2024, une autre cyberattaque a touché les registres d’Etat et mis hors d’usage beaucoup de services numérisés
donc il est clair qu’une élection ne pourrait pas être suffisamment sécurisée face aux risques cyber.
et tout ça c’est sans compter sur l’ingérence russe et probablement chinoise dans la campagne
comme on l’a vu récemment en Moldavie et en Roumanie.
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Donc c’est extrêmement complexe
cela étant, je suis persuadé que ces élections se tiendront
pas dans le cadre de la loi martiale, mais dès sa levée, donc dès l’instauration d’un cessez-le-feu plus ou moins solide
ces élections ne satisferont personne à cause des défis techniques que j’ai mentionné mais elles sont nécessaires
d’abord parce que si le cessez-le-feu est négocié par les Américains, ils insisteront pour que ça se fasse
ensuite parce qu’on le sent ici en Ukraine
bien sûr ça créera des tensions au sein de la société et ça polarisera les divers camps politiques
mais le fait est que l’équipe de Volodymyr Zelensky a concentré trop de pouvoir ces derniers temps,
et là je parle de la verticale du pouvoir autour d’Andriy Yermak, j’en avais parlé lors du remaniement ministériel de l’automne
et en Ukraine, qui a une très forte tradition de pluralité et de contrôle du pouvoir politique,
ça passe de moins en moins.
on le voit dans les secteurs économiques, mais aussi dans certaines pressions sur des ONG ou des journalistes
on le voit dans les relations entre le pouvoir central et les régions
Peut-être que Volodymyr Zelensky gagnerait sa réélection, mais en tout cas les Ukrainiens saisiront à coup sûr l’occasion de s’exprimer.
On voit aussi que les partis politiques se mettent en ordre de bataille,
on voit réapparaître des figures que l’on n’avait pas revu depuis 2022
les sanctions à l’encontre de Petro Porochenko s’inscrivent dans cette préparation des élections
comme les bisbilles entre le pouvoir central et le maire de Kyiv, l’ancien boxeur Vitaliy Klitschko.
Tout le monde se prépare, et la politique se prépare à faire son retour dans un pays qui a une très profonde tradition politique et électorale, une culture du débat et de la controverse
si on vous dit un jour que l’Ukraine ce n’est qu’une petite russie, pensez à ça, les deux sociétés ukrainienne et russe fonctionnent de manière diamétralement opposées.
Moi je n’imagine pas que des élections se déroulent dans le cadre la loi martiale
trop dangereux, trop compliqué, trop risqué, y compris pour l’union nationale qui prévaut depuis 2022 et l’effort de guerre
par contre, je vois tout à fait Donald Trump arriver avec un accord de cessez le feu,
qui fasse lever la loi martiale
que des élections soient organisées dans les 3 à 6 mois après ça,
et que l’accord de cessez-le-feu prévoit un processus politique qui sera pris en charge par les dirigeants issus des élections
si ça se fait comme ça, ça ressemblera beaucoup à un Minsk III, que l’Ukraine et les Européens rejettent, mais qui n’a pas l’air de déranger Donald Trump.
donc à voir.
Mais en tout cas quelque soit le scénario, il faut retenir qu’organiser des élections ça sera extrêmement difficile et controversé, mais que c’est nécessaire, à la fois vu de l’extérieur et de l’intérieur de l’Ukraine.
Voilà je m’arrête là