Ouest France: En Ukraine, la révolte des conducteurs “Evroblakhi”

Version longue d’un article publié dans Ouest France, le 26/11/2018

“Cette voiture ne me sert plus à rien. La régulariser selon la nouvelle loi me reviendrait plus cher que son prix d’achat”. Ce 8 novembre, il fait déjà nuit noire quand Oleh Iarochevitch s’adresse avec une colère calme à une caméra. Avant d’allumer un cocktail Molotov et d’enflammer sa Land Rover, garée derrière lui. “Ils ont cru que je plaisantais. Mais en tant que représentant d’un mouvement citoyen, je tiens chacune de mes promesses. Je le fais au nom des milliers de conducteurs qui perdent désormais le droit d’utiliser leurs véhicules!”

Ce mouvement citoyen qui agite l’Ukraine, c’est celui des “Evroblakhi” (tiré du mot polonais “Blakha”, désignant les plaques minéralogiques). Des milliers de chauffeurs de voitures qui, depuis plusieurs semaines, ont organisé manifestations et barrages routiers à travers le pays. Ils portent certes des gilets jaunes, mais le contexte et leurs revendications sont très différentes des protestataires français. Ce sont des chauffeurs qui ont joui ces dernières années d’une astuce législative pour compenser le manque d’offre de voitures sur le marché ukrainien, et contourner les droits de douane exorbitants nécessaires à l’importation de voitures étrangères.

Des dizaines de milliers d’automobiles circulant en Ukraine ont ainsi un propriétaire nominal en Pologne, en Lituanie ou dans un autre pays de l’Union européenne. Il est possible d’y acheter des voitures d’occasion pour 1500 euros. Grâce à une autorisation d’utilisation signée par le propriétaire au profit d’un citoyen ukrainien, celui-ci a la possibilité de circuler en Ukraine pendant un an. Au terme de l’année, il lui suffit d’effectuer un aller-retour à l’étranger pour rouler un an de plus. Au moins 60000 conducteurs ukrainiens ont eu recours à ce système. A Kiev, ce sont les plaques d’immatriculation lituaniennes qui ont pullulé dans les rues. Jusqu’à ce 25 novembre, et l’entrée en vigueur d’une loi qui met fin à ce système.

La loi 8488 donne trois mois aux chauffeurs pour enregistrer leurs voitures en Ukraine, et s’acquitter des taxes d’importation. Selon le président Petro Porochenko, c’est une loi qui consolide la base fiscale de l’Etat. “Il n’y a pas d’armée, pas de routes, pas de système éducatif sans impôts. Ce sont les contribuables qui développent l’Etat, pas le président”. La loi restreint aussi les mouvements des voitures étrangères sur le territoire national. Elle vise ainsi à réduire les trafics transfrontaliers qui ont proliféré ces dernières années grâce, en partie, aux confusions liées à l’immatriculation. “J’espère aussi que la régularisation de cette situation va enfin dynamiser le marché automobile ukrainien”, commente l’entrepreneur Lioubomir Foutorski.

L’initiative législative bénéficie du soutien d’une large part de la population. Beaucoup voient depuis longtemps d’un mauvais oeil ces arrangements à la marge du droit qui avantagent une petite caste de chauffeurs bénéficiant de contacts à l’étranger. Sans compter les critiques vis-à-vis du manque de responsabilité de ces chauffeurs. En cas d’accident, ceux-ci ont la possibilité d’abandonner simplement leurs véhicules sur le bord de la route, sans craindre de conséquences légales. Les photos de voitures accidentées aux plaques d’immatriculation européennes sont légion sur les réseaux sociaux, accompagnées de commentaires injurieux.

Reste que pour de nombreux chauffeurs, la loi est une tragédie qui remet en cause leurs activités économiques. “Il faut que je paie 2000 euros si je veux utiliser ma voiture maintenant. Je ne peux simplement pas me l’offrir”. Sur sa page Facebook, l’écrivaine Anastasia Melnytchenko ajoute aux doléances de dizaines de milliers de conducteurs en Ukraine. Basée dans une banlieue de Kiev, elle conduit une Opel de 2004, immatriculée en Pologne. La somme requise pour la régularisation de sa voiture est exorbitante dans le pays le plus pauvre d’Europe en termes de PIB par habitant. Le salaire moyen avoisine les 200 euros par mois.

S’il y a donc une comparaison à tirer avec le mouvement des gilets jaunes en France, ce serait celui du “ras-le-bol fiscal”. Petro Porochenko a tenté de contrer les critiques en assurant que “chaque kopeck” engrangé avec les droits d’importation de voitures alimenterait le fonds d’aide aux retraités. Les pensions sont excessivement faibles en Ukraine, pour la plupart autour de 100 euros par mois. Le chef de l’Etat n’a cependant pas réussi à apaiser les protestations. Des centaines de “Evroblakhi” ont bloqué les accès à des postes-frontière avec des pays de l’Union européenne. Barrages, Incendie de pneus, rixes avec des forces de l’ordre et d’autres conducteurs ont poussé les autorités polonaises à fermer plusieurs points de passage à titre temporaire.

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