RFI: La Moldavie est-elle sortie de sa paralysie institutionnelle?

Analyse publiée sur le site de RFI, le 14/06/2019

Un des pays les plus pauvres d’Europe, la Moldavie est engagée dans une crise politique inédite depuis son indépendance, en 1991. Après un blocage institutionnel de trois mois, le pays a été paralysé pendant 5 jours entre deux gouvernements concurrents. Après un face-à-face qui menaçait d’une escalade des tensions, l’oligarque Vladimir Plahotniuc, surnommé le « kidnappeur de la Moldavie » depuis des années, semble avoir lâché prise. Le gouvernement de Pavel Filip qu’il contrôlait démissionne, laissant la voie libre à une coalition hétéroclite, soutenue par Occidentaux et Russes. La crise n’est pourtant pas résolue : l’oligarque insiste sur la tenue d’élections anticipées.

C’est en général à ses mesures désespérées que l’on reconnaît un régime politique aux abois. À en juger par les récents développements à Chisinau, le régime en place depuis plusieurs années en Moldavie était bien à l’agonie. L’ancien gouvernement de Pavel Filip y a multiplié les passages en force à visage découvert, afin de sauvegarder l’empire de l’oligarque Vladimir Plahotniuc. Ce dernier est le responsable de la « capture » de l’État, tel que dénoncé par le Parlement européen en novembre 2018. Des chaînes de télévision à la Cour constitutionnelle, Vladimir Plahotniuc avait tout à perdre dans une alternance politique. C'est donc sans subtilité aucune que lui et ses partisans s'étaient engagés dans un coup d'État constitutionnel depuis le 9 juin.

En cause, le blocage politique hérité des élections législatives de février. Quatre partis étaient entrés au Parlamentul (Parlement) sans y obtenir de majorité claire. Le Parti démocrate de Vladimir Plahotniuc, officiellement pro-occidental, mais discrédité pour ses abus et scandales de corruption, avait mené des négociations avec le Parti des socialistes. Celui-ci est dirigé par le président Igor Dodon, un nostalgique de l’URSS qui entretient une relation personnelle avec Vladimir Poutine. L’alliance pouvait surprendre au premier abord. Elle était toutefois justifiée par un historique de coopérations plus ou moins douteuses entre Vladimir Plahotniuc et Igor Dodon. La plate-forme Acum (« Maintenant ») des réformateurs Maia Sandu et Andrei Nastase s’était plantée comme rabat-joie des négociations, avec son programme rigide de lutte contre la corruption et « désoligarquisation » du pays.

La Moldavie, « le Venezuela d’Europe » ?

Les pourparlers s’étaient éternisés, jusqu’à l’annonce surprise, le 8 juin, d’un accord de gouvernement entre les socialistes et l’Acum qui faisait de Maia Sandu la Première ministre. L’accord faisait suite à un ballet de diplomates de haut rang venus de Washington, de Bruxelles et de Moscou. Le Parlement avait institué le gouvernement et adopté une déclaration sur la lutte contre la « capture des institutions d’État ». Directement visé, Vladimir Plahotniuc a réagi instantanément : la Cour constitutionnelle, qu’il contrôle depuis 2017, n’a pas reconnu le nouveau gouvernement, a destitué Igor Dodon, pour le remplacer par le Premier ministre Pavel Filip. Celui-ci a dissous le Parlement, et annoncé des élections anticipées pour le 6 septembre. Entre contestations dans le pays et un esclandre international, la Moldavie a vécu donc avec deux gouvernements, et deux présidents concurrents. Selon l’éditorialiste Leonid Bershidsky, la Moldavie était devenue « le Venezuela d’Europe ». Le dénouement surprise du 14 juin est accueilli comme une sortie de crise. Pourtant, Vladimir Plahotniuc persiste à réclamer la tenue d'élections anticipées. « C'est la seule solution pour que le nouveau gouvernement soit légitime », déclare-t-il. En filigrane, il nie donc la légitimité du gouvernement de Maia Sandu.

Contrairement au Venezuela, la Moldavie n’a pas encore connu de violences. L’armée a déclaré sa neutralité. Le chef de la police nationale, Alexandru Panzari, a cependant refusé de reconnaître l’autorité du nouveau ministre de l’Intérieur, qui n’est autre qu’Andrei Nastase. Ce dernier s’est heurté le 12 juin à un barrage d’hommes cagoulés alors qu’il tentait de visiter les bureaux de la police nationale. Alexandru Panzari a démis 6 policiers de leurs fonctions après qu’ils ont reconnu l’autorité du nouveau ministre, créant ainsi un dangereux précédent. Le recours à la violence policière constituerait une mesure désespérée de plus du régime de Vladimir Plahotniuc. Plusieurs dizaines de ses partisans campent dans le centre-ville depuis plusieurs jours. Chaque camp semble se préparer à des provocations en marge d’une manifestation appelée par l’Acum et les socialistes, dimanche 16 juin, même si la marche de protestation est désormais changée en une « marche de la solidarité ».

Sur la scène diplomatique, les initiatives de Vladimir Plahotniuc ne sont guère plus subtiles. Lui qui avait tenu un discours pro-occidental pendant des années, tout en entretenant des relations d’affaires douteuses en Russie, est discrédité aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est. Alors pour revenir dans les bonnes grâces de Donald Trump, Pavel Filip vient d’annoncer le transfert de l’ambassade de Moldavie en Israël à Jérusalem. Dans le même temps, il aurait transmis un plan à Dmitri Kozak, représentant de Vladimir Poutine en Moldavie, pour une fédéralisation du pays. La fédéralisation, de la Moldavie comme de l’Ukraine, est perçue comme l’un des voeux chers du Kremlin, dans la mesure où elle paralyserait toute initiative d’adhésion à l’UE ou à l’Otan. Ni Washington ni Moscou n’ont visiblement mordu à l’appât. Vladimir Poutine s’est même fendu d’une déclaration de soutien direct à Igor Dodon contre « l’usurpation des structures d’État par les oligarques ». La Moldavie constitue ainsi un exemple inédit : depuis l’annexion illégale de la Crimée en 2014, c’est la première fois que Russes et Occidentaux semblent oeuvrer ensemble pour poursuivre le même objectif stratégique : le renversement du régime de Vladimir Plahotniuc et la reconnaissance du gouvernement légalement élu. Avec succès, semble-t-il.

« Dernière chance »

Pour autant, la crise n'est pas totalement achevée. Vladimir Plahotniuc, isolé, contrôle encore l'essentiel du pays. Dans la course aux élections anticipées qui s'annonce, il peut aussi compter sur la fragilité de l'opposition. L'incorruptible Maia Sandu a dénoncé à de multiples reprises les abus d'Igor Dodon, réputé pour des affaires opaques et ses investissements immobiliers inexpliqués en Suisse. L'alliance entre l'Acum et les socialistes n'est motivée que par la seule destitution du régime de Vladimir Plahotniuc : elle n'offre pas de base à un programme de gouvernement cohérent que les deux partis présenteraient aux électeurs.

La coalition aux pieds d’argile des socialistes et de l’Acum est aussi contrainte dans sa capacité de mobilisation. La Moldavie souffre d’une émigration dramatique de sa population, qui a décru de 4,5 millions d’habitants à l’indépendance en 1991 à tout juste 3 millions aujourd’hui. La société civile s’est retrouvée amputée d’une large partie de ses forces vives, qui s’est traduite par une participation a minima des Moldaves dans le processus politique. Les élections de février n’ont intéressé que 49,23% des électeurs. La mobilisation de dimanche 16 juin est donc cruciale. Pour Maia Sandu, elle est même existentielle : « Les Moldaves sont partis, car ils ne voyaient pas d’avenir dans le développement du pays. C’est notre dernière chance ».

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