RFI: Les renouvelables en Ukraine réservés aux oligarques?

Reportage diffusé dans l’émission Accents d’Europe, sur RFI, le 03/06/2019

Face au changement climatique, le monde entier cherche à se couper des énergies fossiles et à développer des énergies renouvelables. Aux portes de l’Union européenne, l’Ukraine a enclenché la manoeuvre, mais très tard. Seuls 2% de son mix énergétique vient des renouvelables. L’Etat a fixé un object de 25% d’ici à 2025. Le cadre législatif est contraignant, imprévisible. Et en plus, il a été conçu pour avantager les plus grandes puissances du pays, les oligarques. Reportage et enquête sur les oligarques verts d’Ukraine, Sébastien Gobert

La maison de Roman Babatchyok ressemble à un pavillon normal en banlieue de Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine. A l’exception près des panneaux photovoltaïques géants qui couvrent une partie du jardin. Ici, c’est en fait une centrale électrique.

Roman Babatchyok: C’est une centrale de 30 kilowatts. L’an dernier, ça a dégagé 60 megawatts d’électricité.

A l’été 2014, Roman Babatchyok a créé la première centrale solaire domestique d’Ukraine. Il est indépendant en énergie, et il vend son surplus au réseau régional.

Roman Babatchyok: Il faut en moyenne 7 ans pour obtenir un retour sur investissement. Mais déjà maintenant, j’économise énormément d’argent.

Le succès de Roman Babatchyok fait des émules.

Roman Babatchyok: Regardez, mon voisin a installé ses propres panneaux solaires il y a peu.

Roman Babatchyok

L’histoire de ce particulier n’est pas une exception en Europe. A travers le continent, les propriétaires sont encouragés à développer leurs propres sources d’énergie renouvelable: solaire, éolien, ou biomasse. En Ukraine cependant, ce n’est pas si fréquent. Les banques n’accordent pas de prêts à taux préférentiel pour les particuliers et peu d’entre eux peuvent fournir l’investissement de base de leurs poches. A Kiev, Anna Ackermann est responsable du département qui lutte contre le changement climatique au sein de l’ONG EkoDia.

Anna Ackermann: Il y a à l’heure actuelle 8000 petites centrales solaires. Si l’on compare à l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, où on y compte un million, c’est très faible. Mais il faut quand même préciser que, comparé à l’espace post-soviétique, l’Ukraine est vraiment à la pointe.

L’Ukraine a été l’un des premiers pays de la région à adopter un tarif vert, c’est-à-dire un un prix d’achat de l’électricité produit des renouvelables qui est supérieur aux prix du marché. Les distributeurs régionaux paient 7 centimes d’euro pour un kilowatt produit par une centrale thermique; et 17 centimes d’euros pour un kilowatt produit par des panneaux solaires. Qui plus est, le producteur perçoit la différence en euros et non en hryvnia, la monnaie nationale. Cela le protège des dévaluations occasionnelles.

C’est grâce à ce tarif vert que Roman Babatchyok a pu prospérer à Lviv. Mais ce sont surtout les grosses puissances économiques en Ukraine, les oligarques, qui profitent du système.

Denys Bihus: Bonsoir, bienvenus sur le plateau de Notre Argent

Une enquête du collectif de journalistes BihusInfo s’est penché sur la perversion du système. Le journaliste Denys Bihus.

Denys Bihus: Les énergies renouvelables sont propres, écologiques, nécessaires, et c’est tout simplement super. Mais… en Ukraine, elles sont le vecteur d’un circuit de corruption à grande échelle.

L’équipe s’est rendue dans le sud de l’Ukraine, où des grands groupes ont installé des fermes géantes. L’homme le plus riche du pays, Rinat Akhmetov, a récemment inauguré 400 hectares de panneaux solaires une des plus grandes fermes photovoltaïques d’Europe. Grâce au tarif vert, il aurait réalisé 100 millions d’euros de profit en 2018. Pourtant, le tarif vert est de moins en moins justifié.

Ihor Tinniy est député, homme d’affaires, et représentant de l’association de l’énergie renouvelable en Ukraine. Il est interrogé par l’équipe de BihusInfo.

Ihor Tinniy: Les technologies du solaire se sont tellement développées que le coût d’investissement est deux fois moindre qu’il y a 5 ans. La production photovoltaïque est très rentable. Donc notre association a proposé une baisse anticipée du tarif vert dès cet été 2019.

Le Parlement a pourtant préservé ce tarif vert au détriment du budget de l’Etat, et donc des contribuables, et des consommateurs. Il sera annulé au 1er janvier 2020, mais restera valable pour 10 ans pour les centrales qui auront été activées avant la fin de l’année. A travers le pays, on assiste à une course à la construction par les grands groupes.

Les oligarques verts ont aussi usé de leur influence au parlement pour restreindre la concurrence des particuliers. Dans une de leurs dernières décisions avant des élections anticipés, les députés ont interdit les constructions de panneaux solaires sur le sol des propriétés privées. Toutes les installations doivent être détruites. Ne peuvent rester que les panneaux sur les facades ou sur les toits.

Pour Roman Babatchyok à Lviv, c’est encore un signe de la corruption au plus haut niveau de l’Etat.

Roman Babatchyok: Un oligarque peut construire sur des centaines d’hectares de terrain, mais nous particuliers nous n’avons pas le droit d’utiliser notre propre jardin. C’est absurde. Il faut identifier qui est à l’origine de cette loi, qui a payé pour l’obtenir, et comment lutter contre cela.

Roman Babatchyok et ses camarades du solaire n’ont donc pas fini de lutter. Certains en Ukraine relativisent leur mécontentement, soulignent que les grands groupes sont nécessaires pour développer les renouvelables, et affirment que la nouvelle loi est tout à fait justifiée. Vrai ou pas, elle entretient le scandale, et la sensation d’une élite qui se sert sur le dos du peuple, même dans les questions environnementales. Le journaliste Denys Bihus

Denys Bihus: Vous savez, chers citoyens, vous êtes nombreux. Mais il n’y a qu’un seul oligarque Rinat Akhmetov. Et c’est lui qui passe en premier.

A la traîne par rapport à l’Union européenne, en avance par rapport à l’espace post-soviétique, l’Ukraine cherche encore une manière de développer son secteur des renouvelables d’une manière harmonieuse. C’est pour le pays une question existentielle: les réacteurs nucléaires sont en fin de vie, et la Russie a annoncé l’interruption de son approvisionnement en gaz et en charbon avant l’hiver.

Ecouter le reportage ici (accès libre)

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