RFI: L’Europe et la peur de l’ours russe – vu d’Ukraine
Reportage diffusé dans l’émission Accents d’Europe, sur RFI, édition spéciale sur “la peur de l’ours russe”, le 07/12/2018.
En Ukraine, la menace russe a déjà des conséquences très réelles. La péninsule de Crimée annexée en 2014, une guerre contre les forces pro-russes et russes dans l’est qui a fait plus de 10300 morts selon l’ONU, des escarmouches constantes… Et tout récemment, l’attaque de trois navires dans la mer noire. Les trois bateaux ont été saisis, 24 marins prisonniers. En réaction, le Président Petro Porochenko a décrété la loi martiale dans 10 régions du pays, et une mobilisation militaire partielle. Depuis l’Ukraine, Sébastien Gobert
Les canons retentissent sur la plaine déserte. Les éclairs des armes automatiques se reflètent sur le sol enneigé. Des soldats en camouflage d’hiver se précipitent à l’assaut derrière un blindé. Sur cette base militaire du nord de Kiev, les manœuvres battent leur plein depuis le rappel de centaines de réservistes. Parmi eux, Artur Kosse.
Artur Kosse: La situation est grave et elle justifie la préparation de notre défense. Alors j’ai pris la décision de m’engager. Ma famille me soutient.
Les images retransmises par des dizaines de chaines d’information montrent des réservistes motivés, et déterminés à protéger le territoire ukrainien. Selon le président et chef des armées, Petro Porochenko, la menace est imminente, après la bataille navale du 25 novembre au large de la Crimée occupée.
Petro Porochenko est présent d’ailleurs, pour superviser les exercices militaires. Depuis fin novembre, il s’est lancé dans un marathon médiatique pour justifier sa politique.
Petro Porochenko: Dans le cadre de l’introduction de la loi martiale, j’ai pris la décision de décréter une mobilisation partielle, et non générale, afin de préparer une première ligne de défense dans le cas d’une agression venue de la Russie.
Selon le haut commandement ukrainien, l’armée se compose de 255 000 soldats actifs, et de 158 000 réservistes. Parmi ces derniers, 122 000 constituent cette première ligne de défense. Mais seulement une petite partie est rappelée sous les drapeaux.
Au micro de la chaîne d’information 24, le responsable des réservistes d’Ukraine au sein du ministère de la défense, Myroslav Hay.
Myroslav Hay: Tout les réservistes n’ont pas été appelés, loin de là. Je connais pas mal de gars qui ont été déçus de ne pas être appelés, d’ailleurs. Je tiens à rassurer tout le monde: il s’agit d’exercices ordinaires à travers le pays. Dans les brigades, les exercices durent 15 jours, dans les centres d’entraînement, 20 jours. Dans les régions où s’applique la loi martiale, des conseils de défense se tiendront pendant 10 jours.
En filigrane; personne ne sera envoyé au front pendant les 30 jours de l’application de la loi martiale. Myroslav Hay assure aussi que toutes les recrues seront rentrées chez elle pour les fêtes de fin d’année. Et si on a un empêchement, alors pas de souci à se faire.
Myroslav Hay: Si quelqu’un a signé un contrat dans le passé et qu’il ou elle ne se présente pas à l’appel maintenant, cela engage sa responsabilité pénale. Bien sûr, s’il y a des raisons familiales, ou des complications de santé, alors les personnes concernées peuvent se détendre, la police ne les embarquera pas…
Ce dispositif très flexible laisse songeur. Personne en Ukraine ne conteste la réalité de l’agression russe depuis 2014. Hormis l’annexion de la Crimée et la guerre dans l’est, Kiev et Moscou se livrent une guerre commerciale, une guerre énergétique, une guerre historiographique, ou encore une guerre médiatique de désinformation.
Cependant, l’attaque des trois bateaux en mer noire ne semble pas devoir mener à une escalade plus dramatique. Ni l’OTAN, ni l’OSCE ou autres observateurs ne corroborent les accusations ukrainiennes d’un déploiement de troupes russes à la frontière. A part cette mobilisation partielle, la seule conséquence concrète de la loi martiale est l’interdiction de l’entrée sur le territoire national des hommes russes âgés de 16 à 60 ans. L’utilité de la loi martiale n’est pas évidente. Et beaucoup soupçonnent le président d’une simple manigance politicienne. Par exemple le député Serhiy Leshchenko dans son programme sur la chaîne 24.
Serhiy Leshchenko: Petro Porochenko n’a pas vu de raison d’introduire la loi martiale pendant les batailles catastrophiques de 2014-2015. Il a décidé de jouer la carte de la guerre à quatre mois des élections présidentielles. Des élections qu’il n’a pas beaucoup de chances de gagner.
Le député, ancien journaliste d’investigation, explique pourquoi la loi martiale pourrait apporter des avantages à l’exécutif : restriction des libertés civiles ou encore musèlement de la presse.
Petro Porochenko lui se défend de toute critique. La loi martiale vise à envoyer un message fort à la Russie, à assurer la préparation des forces armées, à protéger les libertés constitutionnelles et à attirer l’attention de la communauté internationale sur le danger russe. A ses côtés, sur cette base du nord du Kiev, on trouve d’ailleurs deux généraux du Canada et des Etats-Unis.
Petro Porochenko: Nous devons réagir et améliorer nos forces armées. Est-ce que le monde va accepter que la Russie transforme la mer d’Azov et même la mer noire en lac intérieur russe ? C’est une menace colossale. Avec nos partenaires nous cherchons une réponse politique et diplomatique adéquate.
Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, est certes très inquiet de la situation. Mais il se contente pour l’heure de déclarations de condamnation.
Jens Stoltenberg: Nous appelons la Russie à libérer sans attendre les marins et navires ukrainiens. La Russie doit garantir la liberté de navigation, et l’accès libre aux ports ukrainiens.
Pour autant, l’Alliance Atlantique n’enverra pas de navires militaires en mer d’Azov comme l’a demandé le Président ukrainien. Quelques en soient les raisons, les Ukrainiens déplorent le manque de réactions des Occidentaux et l’absence de solidarité militaire avec Kiev. L’incident en mer noire et les réactions qui ont suivi révèlent d’abord et avant que l’affrontement entre la Russie et l’Ukraine, et les manigances politiques qu’elle peut impliquer, n’intéressent plus guère la communauté internationale. L’état de conflit entre les deux pays semble acquis, sans perspective de résolution. La bataille navale du 25 novembre n’en était qu’un épisode de plus.