RFI: Malanka en Ukraine, le joyeux trouble de la tradition

Reportage diffusé dans l’émission Accents d’Europe, sur RFI, le 16/01/2018

Photographies de Halyna Shyyan

Krasnoilsk, Halyna Shyyan

En Ukraine, et dans le monde orthodoxe en général, les célébrations de fin d’année viennent juste de s’achever le weekend dernier. Selon l’ancien calendrier Jullien, la date du nouvel an est la nuit du 13 janvier. La date est désormais très symbolique, la plupart des populations fêtent le nouvel an le 31 décembre. Mais certaines traditions perdurent. La Malanka est l’une d’entre elles. En Ukraine, elle prend la forme de parades déjantées dans des villages du sud, au son de fanfares entrainantes. Sébastien Gobert s’est rendu sur place, dans le village de KRASNOÏLSK, près de la frontière roumaine.

Une barrière, des véhicules militaires, des jeunes hommes en uniforme avec des armes… On se croirait dans la zone de guerre, à l’est du pays, à 1000 kilomètres de là.

Mais ici, les blindés n’en sont pas. Les peintures militaires sont grotesques, les armes sont en bois. Les jeunes figurants portent tous des masques de carnaval. Et ce qui les intéressent, ce ne sont pas les pièces d’identité, mais de produire un spectacle, pour l’équivalent de quelques centimes d’euros.

Jeune homme: Bonjour! 20 hryvnias pour le passage! 

A chaque barrage, nous nous imprégnons un peu plus de l’ambiance de la Malanka, la fête de l’ancien nouvel an. Un des épicentres des célébrations, c’est le village de Krasnoilsk, où la parade a déjà commencé.

Traian doit avoir 14 ou 15 ans. Il est tout grimé de noir, et revêtu d’une robe faite de lambeaux de foulards colorés. Il tire par une chaîne un de ses camarades, qui est lui déguisé en botte de foin géante.

Traian: Malanka, c’est une tradition que nous perpétuons, ici, dans notre village de Krasnoilsk. Ca nous vient de Roumanie, nos ancêtres nous l’on transmis. Chaque année, nous répétons cette parade. Vous voyez, il y a des ours, des villageois, des tsiganes, des anges… Chaque année, c’est la fête. 

Il s’interrompt brusquement pour aller relever un de ses camarades botte de foin qui est tombé à terre.

On ne lui parlera plus: chacun ici est pris d’une euphorie désordonnée, entre les bottes de foin, des hommes en peaux de bête qui font semblant de se battre en traînant des ours géants par des chaines, au son d’invocations païennes…

Un peu plus loin, nous trouvons Alexandru, qui est déguisé en ange géant. Tout son corps est recouvert de paille, et ses ailes, faites de paille et de sapin, sont décorées de fleurs aux couleurs très vives.

Alexandru: C’est une tradition qui perdure depuis des siècles. Ce que ça veut dire exactement, personne ne le peut le dire avec exactitude.

Si la Malanka marque le nouvel an dans le calendrier orthodoxe, la coutume tire ses inspirations de pratiques païennes, datant d’avant la christianisation de la région. La Borinka, la danse des ours, est inspirée de la vie antique des populations locales, dans un temps où les hommes vivaient en harmonie avec la nature.

Alexandru: Y en a qui disent que nos ancêtres avaient rencontré des ours et les avaient ramené de la forêt. Et puis ils ont commencé à danser ensemble… Et que ça serait le début de la tradition. 

Les acteurs ne savent pas vraiment ce qu’ils célèbrent aujourd’hui, et il est difficile de comprendre ce que l’on voit. Nous demandons à Cyril Horiszny, un photographe et éditeur franco-ukrainien, spécialiste des cultures de la chaîne des Carpates ukrainiennes, de nous en dire un peu plus.

Cyril Horiszny: Ce jour-là, surtout dans les villages, les hommes se déguisent. Ils portent des masques, ils interprètent différents rôles. On trouve différents personnages comme le diable, un couple de personnes âgées, la chèvre, qui symbolise également l’abondance. Les ours, le policier, le docteur. Accompagnés de musiciens, ils vont se rendre de maison en maison pour souhaiter les voeux, et le tout avec une certaine touche d’humour. 

Dans la rue, on voit qu’il n’y a que des hommes déguisés, les femmes sont ici en tant que spectatrices. Les hommes sont aussi déguisés en femmes, et vont d’un groupe à l’autre en multipliant les plaisanteries. Ici, tout semble permis, et on ne peut empêcher les acteurs de faire quoi que ce soit.

Là, un groupe de figurants déguisés en psychiatres et infirmiers prend des passants au hasard et les enferme dans un faux fourgon pour les emmener à l’asile de fous…

Krasnoilsk est connu pour ses célébrations exubérantes. Malanka est fêtée principalement dans cette partie sud-ouest de l’Ukraine, autour des montagnes des Carpates. D’un village à l’autre, les traditions changent.

Cyril Horiszny: Tous suivent un canevas basé sur des rituels anciens qui remontent probablement à l’antiquité, mais chacun apporte sa touche personnelle. On retrouve partout les mêmes scènes, par exemple le combat d’ours, le diable qui chahute les spectateurs, la présence de la chèvre… Mais chacun apporte sa propre interprétation, ses personnages secondaires. Et puis il y a pas mal d’improvisation. Disons que certaines sont plus raffinées que d’autres.

Une des spécificités à Krasnoilsk, c’est l’influence roumaine. Le village appartenait à la Roumanie jusqu’en 1944. Aujourd’hui, la frontière est à moins de 10 kilomètres et tout le monde ici parle roumain. La culture rrom est ici en premier plan, avec beaucoup de dérision, avec des personnages caricaturaux. Dans d’autres villages, ce sont les Juifs qui sont moqués. Tout cela, ce sont les vestiges de traditions rurales, patriarcales, conservatrices, caractérisées par des relents de xénophobie et d’antisémitisme. Mais à notre époque, cela tient plus du folklore que d’un véritable message politique.

Cyril Horiszny: Différents personnages sont parodiés, en fait, comme le tsigane, le Turc, le montagnard hutsul, qui vit dans les Carpates ukrainiennes… Donc il y a évidemment une certaine dérision, voire auto-dérision, qu’il faut prendre au deuxième degré. 

La Malanka a aussi sa dimension politique. A la fois à travers les barrages routiers, qui relativisent la gravité de la zone de guerre, ou à travers des masques de personnalités politiques: le russe Vladimir Poutine ou l’Ukrainien Petro Porochenko, qui sont tournés en ridicule. La Malanka s’inscrit donc aussi comme un carnaval: une journée où il est possible de renverser l’ordre établi. Dans les rues, il est d’ailleurs très difficile de faire la différence entre les vrais policiers et les faux, ceux qui multiplient les plaisanteries à droite à gauche.

L’ange de paille Alexandru ne pense pas trop à tout cela. Il est affalé contre une palissade. En attendant que la parade reparte, il se repose les ailes.

Alexandru: Les costumes vont de 40 kilos à une centaine. Celui que je porte là, c’est au moins une quarantaine. Donc bien sûr c’est dur, mais ça vaut le coup. 

Après quelques minutes, il est remis debout par ses camarades et il repart. La parade ne s’arrêtera pas avant d’avoir fait un tour complet du village, et Alexandru portera ses ailes jusque tard dans la nuit, en dansant, chantant et buvant. Pour célébrer la nouvelle année, mais surtout, pour entretenir la tradition

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