Libération: Le long d'une nouvelle "Ligne Maginot"

Reportage publié dans Libération, le 13/04.2013

Tandis que Moscou déploie ses troupes et que Kiev tente de riposter, la cohabitation le long de la frontière russo-ukrainienne se poursuit tant bien que mal. Loin des bruits de bottes.

«La guerre ? Mais de quoi vous parlez ? Ma mère est ukrainienne, mon père est russe. Je suis citoyenne russe, mais je vais faire mes courses en Ukraine. Les écoles côté russe comptent des élèves qui viennent du côté ukrainien. Si nos enfants vont à l’école ensemble, ça n’aurait aucun sens de se battre…» Sous une pluie fine, le manteau battu par un vent glacial, la femme remonte la rue Droujbi Narodiv, artère principale du village de Milove, dans l’est de l’Ukraine. Elle traverse avec insouciance d’un trottoir à l’autre, comme les rares passants du dimanche. Et pourtant : un côté est ukrainien, l’autre russe.Poste-frontière aux abords du village de Neskuchne - oblast de Kharkiv, le lundi 7 avril. D’un côté, c’est Milove, 6 000 habitants ; de l’autre, Tchertkovo et ses 15 000 âmes. «Depuis la chute de l’URSS, c’est la frontière entre nos deux pays. Mais entre nos deux villes, il n’y a aucune division», résume simplement Oleksandr Kiselitsin, le maire de Milove. Ici, il semble que la cohabitation relève plus de la tradition et d’un mélange organique que de «l’amitié entre les peuples».«Nous avons toujours vécu ensemble. Nos deux localités sont complémentaires : les Russes viennent ici acheter des vêtements, des chaussures, de la vodka moins chère. Et les Ukrainiens vont de l’autre côté pour l’essence et le gaz», poursuit le maire.«Défi». Là où se touchent les deux frères ennemis, les bruits de bottes de ces dernières semaines n’ont jamais semblé aussi lointains. Moscou aurait déployé entre 40 000 et 80 000 hommes le long des 2 295 kilomètres de la ligne de démarcation avec l’Ukraine. Kiev aurait, en réaction, envoyé un nombre inconnu de soldats d’une armée sous-équipée et mal entraînée. A Milove, aucune garnison en vue. Seul un point de contrôle à l’entrée de la ville laisse supposer que la situation n’est plus aussi normale qu’auparavant. Les étrangers sont repérés rapidement et, à la moindre tentative de fouler le trottoir russe de la rue Droujbi Narodiv, un agent de sécurité en civil apparaît et entame une série de longs contrôles d’identité.Les autorités ukrainiennes sont sur la défensive depuis la série de manifestations violentes qui ont secoué Kharkiv, Lougansk, Donetsk et Dnipropetrovsk, début mars. La présence de nombreux citoyens russes, agitateurs professionnels présentés comme des «touristes», avait fortement attisé les tensions. Les postes-frontières des trois oblasts (région) autour de Kharkiv, Lougansk, Donetsk restent très actifs, mais la fréquentation a diminué. Selon les statistiques des douanes ukrainiennes, 992 000 personnes ont traversé la frontière dans un sens ou dans l’autre en mars, contre 1,36 million en janvier. «Beaucoup de Russes, qui venaient ici faire des courses ou du tourisme, ont peur de l’Ukraine depuis la chute de Viktor Ianoukovitch», explique un garde-frontière basé à Kharkiv, qui ne souhaite pas être nommé.«C’est un gros défi pour l’économie de la ville», confirme le maire de Kharkiv, Gennadiy Kernes. Personnalité colorée et fortement controversée, membre du Parti des régions du déchu Ianoukovitch, il est accusé de flirter dangereusement avec les mouvances séparatistes qui agitent sa ville. Il s’est néanmoins officiellement déclaré en faveur de l’intégrité territoriale du pays. «Le nouveau gouvernement de Kiev devrait penser à ce genre de choses avant de hausser le ton avec Moscou. Non seulement ils font peur à nos voisins et clients russes, mais ils se sont engagés dans une chasse aux sorcières qui décourage les investissements et fait fuir les principaux hommes d’affaire de la ville !» Parmi eux, le jeune Serguiy Kourtchenko, proche partenaire du maire, mais aussi de «la famille», l’élite de l’ancien régime…«Kernes n’est pas si mal que ça. Il détourne l’argent du contribuable, comme tout le monde, mais il ne vole pas tout, ironise Nataliya Zoubar, militante civique à Kharkiv. Mais avec des personnes comme lui qui restent au pouvoir, on se posera toujours la question de la véritable loyauté des autorités, de la police et même de l’armée. Dans la campagne près de la frontière, les soldats sont très déprimés. A cause de leur mauvais équipement évidemment, mais aussi à cause des hésitations de leurs supérieurs.»Selon des photos satellites récemment publiées par l’Otan, la région de Belgorod, à 50 kilomètres de Kharkiv, abrite une forte concentration de troupes russes. Dans la campagne aux alentours de la frontière, quelques blindés légers ukrainiens circulent, et le peu de soldats qui acceptent de parler assurent qu’ils sont prêts à défendre leur patrie. Mais au bout d’un chemin de terre défoncé, à la sortie du hameau de Neskoutchn (littéralement, «pas ennuyeux»), c’est un fil de fer, une barrière rouillée et un peu de terre retournée qui font office de frontière. Personne n’est en vue pour arrêter d’éventuels «touristes».«Ce poste n’est pas de ma compétence, mais cela doit être normal car c’est un tout petit poste, sans enjeu stratégique. Je peux vous assurer que tout est mis en œuvre pour renforcer la frontière», assure le capitaine Igor Louzogub, en charge de 66 kilomètres de frontière dans le district de Novoazovsk, dans l’extrême sud-est du territoire ukrainien. Lui est fier d’exhiber la tranchée antichar de plus de 3 mètres de profondeur qui a été creusée sur instruction du gouverneur de la région de Donetsk, Serguiy Tarouta. Du poste-frontière de Novoazovsk, la fin en est néanmoins visible, à quelques centaines de mètres à peine. «La tranchée ne couvre pas les centaines de kilomètres de la frontière ! Seulement les endroits les plus stratégiques», se défend le jeune capitaine.Soupe. Au poste-frontière désert, seuls quelques camions et habitués se présentent aux contrôles. Ici aussi, un jeune homme assure que la guerre, il n’y croit pas. Il tient un bouge qui permet aux voyageurs de longue distance de partager un repas graisseux. Ici, où se rencontrent des Ukrainiens et des Russes qui ne vivent pas dans des villes frontalières, les tensions se font plus explicites. «Je ne soutiens pas l’Euromaidan et ces gens de Kiev, mais vous ne pouvez pas dire que nous sommes gouvernés par des fascistes et nous envahir comme ça !» s’emporte un Ukrainien entre deux cuillerées de soupe. «Mais c’est pour vous protéger ! Nous sommes un seul et même peuple slave, j’ai beaucoup d’amis en Ukraine, je ne veux pas que les fascistes nous séparent !» répond, interloqué, un chauffeur de poids lourds venu de Rostov-sur-le-Don. La discussion tourne au dialogue de sourds, sans réconciliation. Dans le centre-ville de Novoazovsk, à l’ombre d’un ancien avion de chasse soviétique érigé en statue, personne ne soutient la révolution de l’Euromaidan. Mais peu de passants affirment vouloir rejoindre la Russie.«Nous sommes très bien comme ça, déclare Oleksandr, un jeune entrepreneur. Je veux une Ukraine unie. Je demande juste une fédération, pour que la région [qu’il croit être] la plus riche d’Ukrainedécide de l’allocation de ses propres fonds, au lieu de nourrir les paresseux de l’ouest.» Et si la Russie envahit ? «On fera avec. Je suis mi-russe mi-ukrainien, vous croyez que je vais me battre ?» «C’est une fédération qu’il nous faut», argumente avec passion Oleksandr Kiselitsin, le maire de Milove. «Les fonds du budget d’Etat ne nous arrivent jamais. Et quand je vois que de l’autre côté il y a de l’asphalte sur les routes, de la lumière dans les rues la nuit, et que mon homologue russe gagne presque dix fois plus que moi, je me pose des questions…»
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