RFI: La Télé des Tatars de Crimée en exil
Reportage diffusé dans l'émission "Accents d'Europe", sur RFI, le 14/07/2015C’est une des multiples conséquences de l’annexion de la Crimée par les Russes. La chaîne de télévision de la minorité tatare a été interdite en avril 2015. Une nouvelle rédaction s’est donc implantée à Kiev, avec l’espoir d’émettre à nouveau et de dénoncer les discriminations, dont sont l’objet les Tatars. Premières émissions prévues en fin de semaine. Sébastien Gobert est allé rencontrer la tout nouvelle rédaction.Il faut contourner les ouvriers qui s’affairent dans les couloirs pour accéder au bureau d’Ayder Muzhdabaev. Dans un petit bâtiment situé en périphérie de Kiev, l’homme arrive tout juste de Moscou où il travaillait depuis quelques années.Donc ce n’est pas l’équipe éditoriale de crimée qui est à Kiev, mais un rédac chef qui vient de Moscou…confusing…il faut expliquer je pense, ou ne pas dire qu’il vient de Moscou…..Il est le nouveau vice-directeur de la chaîne ATR. Autant dire qu’il est très occupé, mais aussi désabusé, face à la situation de la chaîne en Crimée.Ayder Muzhdabaev: Le 1 avril, les autorités russes ont retiré la licence de diffusion de la chaîne des Tatars de Crimée ATR. Et c’est tout, la chaîne s’est arrêté.Selon Ayder Muzhdabaev, cette interdiction devait arriver tôt ou tard.Aydr Muzhdabaev: Ils ont invoqué un vice de procédure avec des documents administratifs trafiqués qu’il a fallu refaire 5 fois avant qu’ils ferment la télévision. C’était une décision politique pour en finir avec la chaîne indépendante des Tatars de Crimée. Les dirigeants de la chaîne décident de se rapatrier à Kiev, malgré des conditions précaires. Le soutien des autorités ukrainiennes est limité.Ayder Muzhdabaev: Ils nous ont garanti la licence de diffusion, afin que l’on puisse être reçu dans tout le pays. Sinon… Ils nous apportent un soutien moral. Mais aucune aide financière.Le nouveau bâtiment appartient à la chaîne, mais l’essentiel du personnel vit encore en Crimée. Ayder Muzhdabaev a une équipe réduite, composée pour la plupart de journalistes qui sont eux aussi en exil.Parmi eux, Shekvet Namatualev, journaliste à l’ATR depuis 4 ans. Après quelques altercations avec la police, il s’est enfui de la péninsule en mai.Shekvet Namatulayev: A un moment donné, il est devenu évident que j’étais dans leur ligne de mire et que j’allais avoir des ennuis. J’ai préféré déguerpir, ne pas prendre de risque. Ca s’est fait très rapidement, j’ai pris quelques affaires, sauté dans un bus. je suis parti un matin, et le soir, j’étais à Kiev. Et voilà. Il n’est pas revenu chez lui depuis. Selon les estimations, ils seraient au moins 20000 Tatars à avoir quitté la péninsule depuis le printemps 2014. Parmi eux, des intellectuels, des hommes d’affaires, ou encore les dirigeants de la communauté.Depuis Kiev, Shekvet Namatulayev entend continuer à travailler, dans la mesure du possible.Shekvet Namatulayev: Pour les Tatars de Crimée, ceux qui sont là-bas mais aussi ceux qui sont déjà partis vers d’autres villes d’Ukraine, il est important de disposer d’une information objective et alternative. Alors oui, nous allons continuer à travailler et développer des coopérations avec des journalistes sur place, ceux de l’ATR qui sont encore sur place, et tous ceux qui sont prêts à nous aider. Là-bas, il est difficile de travailler officiellement avec une caméra, d’obtenir les autorisations, donc nous aurons beaucoup de films amateurs sur smartphones et petites caméras. En Crimée, officiellement, il y a beaucoup de médias, mais la plupart soutiennent les autorités locales et ne montrent jamais ce qui se passe réellement. Ils ne parlent que des discours officiels et du folklore. Les programmes de l’ATR sont en trois langues, tatar, ukrainien et russe. Ils sont très pro-ukrainiens et dénoncent les persécutions insidieuses organisées à l’encontre des Tatars de Crimée. Les autorités russes nient tout mauvais traitement. mais, à l’instar du vice-directeur Ayder Muzhdabaev, tous les journalistes considèrent la situation sur place comme désastreuse.Ayder Muzhdabaev: Ce qui se passe en Crimée, c’est une catastrophe humanitaire hybride. Ce n’est pas la Yougoslavie, il n’y a pas de combats ou de tueries de masse. Il y a des ratonnades et des arrestations arbitraires, mais pas de persécution de masse. Mais il y a une telle atmosphère de peur que les gens n’ ont le choix qu’entre se taire ou partir. Malgré les ambitions de la chaîne, les contraintes techniques sont néanmoins drastiques. Les autorités russes interdisent à l’ATR de sortir leurs équipements de la péninsule. Caméras et matériels restent donc bloqués là-bas, inutiles. A ceci s’ajoute un manque crucial de moyens.Osman Pashayev: Il faut comprendre que nous sommes une chaîne de télé sans revenus. Nous ne percevons rien, ni de la publicité, ni de l’audimat. Osman Pashayev est un journaliste tatar qui a lui quitté la Crimée dès le printemps 2014, par peur de persécutions. Nouveau rédacteur en chef de l’ATR, il se rappelle d’un temps où la chaîne avait une multitude de programmes, qui traitaient de politique, de culture, d’histoire, ou encore d’éducation pour les enfants. Il souhaiterait développer ces programmes de nouveau, en accentuant sur les problèmes actuels des Tatars de Crimée, comme les expropriations de maison ou la représentation politique.Osman Pashayev: l’ATR, c’était la seule chaîne des Tatars de Crimée, à émettre dans notre langue nationale. Nous ne recevions pas de subventions d’un budget public ou de facilités quelconques. Notre financement venait de prêts et de donations divers, notamment des hommes d’affaires qui soutenaient notre travail. Aujourd’hui, beaucoup d’entre eux ont perdu leurs entreprises en Crimée et ne peuvent plus nous aider. Nous comptons donc sur des partenaires Occidentaux. S’ils sont sérieux dans leurs discours sur l’intégrité territoriale de l’Ukraine, alors il serait normal de nous soutenir. Nous ne parlons pas de déclencher une guerre avec la Russie, mais de soutenir les Tatars de Crimée qui se retrouvent opprimés, sans médias, et dont la culture est menacée. La chaîne doit recommencer à émettre le 18 juillet, par satellite. En Crimée, les programmes ne seront accessibles que par Internet. Autrement dit des moyens limités pour une audience très réduite. Et pour ces journalistes, un espoir très faible de pourvoir, un jour, rentrer chez eux.Ecouter le reportage ici