Ukraine Verstehen: En Ukraine, une décommunisation réussie?
Version française du chapitre "Eine gelungene Entkommunisierung?" du livre "Auf den Spuren von Terror und Gewalt", publié par le think-tank allemand Ukraine Verstehen, en novembre 2020. Par Sébastien Gobert.
Sur le bouclier de 13 mètres sur 8, un marteau et une faucille entrelacés. Du haut de ses 62 mètres, la monumentale “Mère Patrie” contemple Kiev et l’Ukraine au-delà. Depuis l’entrée en vigueur des quatre lois dites de décommunisation (1), le 21 mai 2015, la statue a été témoin des changements de noms de presque 52000 rues à travers le pays, de plus de 1000 localités, de 26 raïons (districts), de 30 ports et gares. Même 70 villes de Crimée annexée ont été renommées en guise de voeux pieux, sur proposition du Mejlis tatar. 2500 monuments, dont 1300 statues de Lénine, ont disparu de l’espace public ukrainien dans un mouvement inédit de “Leninopad” (traduit littéralement par “chute de Lénine) (2). Mais la Mère Patrie reste, elle, imperturbable, inaltérée pour des raisons techniques. A la rédaction de ce texte, en septembre 2020, elle est encore le symbole d’une décommunisation inachevée.
Inachevée, elle l’est d’abord au regard des faits. Si l’ancien directeur de l’institut de la mémoire nationale Volodymyr Viatrovitch avait assuré que l’Ukraine était “libre de Lénine” dès la fin 2016, son successeur Anton Drobovitch a révélé, en septembre 2020, que des dizaines de statues sont intactes “dans des endroits peu visibles”, ainsi que des milliers de symboles communistes. Marteau, faucille et étoile à 5 branches sont de fait exhibés jusque dans le centre de Kiev, malgré une prohibition légale. Alors que de nombreux observateurs se réfèrent à l’Ukraine pour tenter d’expliquer les déboulonnages et attaques de statues historiques à travers le monde, se pose donc la question très relative, et forcément subjective, de la réussite de la décommunisation ukrainienne.
Acceptations différenciées et tentatives de marche arrière
C’est dans les esprits des Ukrainiens que la décommunisation ne semble pas faire consensus. Une étude conduite par le “fonds des initiatives démocratiques” en avril 2020 révèle que l’enlèvement des monuments et symboles de l’ère communiste est désapprouvé par 34% des répondants. 32% le soutiennent et 26,3% y sont indifférents. 34% sont en accord avec la décision de désigner l’URSS comme un “Etat totalitaire qui a pratiqué la terreur”, 31,3% sont en désaccord, et 15,4% y sont indifférents. En ce qui concerne les changements de noms de rues et villes, la division est plus nette: 44% contre, 29,9% pour et 19,9% neutres. L’enquête confirme aussi les observations formulées dans Looking for Lenin: les positionnements des Ukrainiens sont formés par des facteurs générationnels et géographiques, mais aussi sociaux, politiques et environnementaux (dans le sens sociologique du terme).
Page du livre "Auf den Spuren von Terror and Gewalt".
Cette division de l’opinion publique sur l’appréciation du fait accompli de la décommunisation s’accentue de résistances prononcées. En février 2020, le conseil municipal de Kharkiv a ainsi inversé une décision de 2016 en renommant l’avenue Petro Hrihorenko en honneur du maréchal soviétique Joukov. Pour le maire, Hennadiy Kernes, il s’agissait de “défendre la mémoire historique”. Un groupe de députés nationaux avait aussi tenté d’invalider la loi interdisant “la promotion des symboles de régimes totalitaires communistes ou nazis”, avant d’être déboutés par la cour constitutionnelle en 2019. Les esclandres qui accompagnent les occasionnelles sanctions pénales à l’encontre de citoyens exhibant des symboles communistes démontrent encore les réticences d’une partie de la population à se plier aux lois de décommunisation.
Entre approbation et oppositions, il convient aussi de mentionner la fatigue des Ukrainiens quant aux débats mémoriels. Si elle est perceptible dans l’enquête sus-nommée, elle fut clairement exprimée en avril 2019 par l’élection à la présidence de Volodymyr Zelenskyy aux dépends de Petro Porochenko. Ce dernier avait ouvertement gravé les enjeux mémoriels dans sa campagne électorale. En revanche, son successeur a marqué une distance certaine avec les controverses historiques. Cette discontinuité de la politique d’Etat, visiblement appréciée d’une partie significative de la population, remet en cause la cohérence même de l’entreprise de décommunisation.
Des leçons indéniables de la décommunisation à l’ukrainienne
Partagée quant au bilan de son propre Leninopad, L’Ukraine ne peut prétendre à un rôle de modèle pour d’autres pays où tombent des statues d’esclavagistes ou dictateurs. On peut néanmoins en tirer un certain nombre d’enseignements, à commencer par les similarités des scènes de déboulonnage ou de chute. L’attaque d’une statue de Lénine n’a pas tant visé la personnalité historique du leader bolchévique que les idées et le système politique qu’elle représentait. En Ukraine comme ailleurs, l’acte révolutionnaire de la chute d’une statue, dans le sens de l’abattage d’une idéologie, ne peut être sous-estimé.
Dans cette perspective, la décommunisation a atteint des objectifs incontestables, même s’ils sont difficilement quantifiables. D’une part, elle agit comme un marqueur physique d’identité vis-à-vis des territoires temporairement occupés de Crimée, Donetsk et Louhansk, où les statues de Lénine sont préservées et restaurées. Les lois de 2015 ont aussi établi une distanciation nette avec l’historiographie soviétique et russe, notamment dans le traitement de la seconde guerre mondiale. L’ouverture des archives joue en cela un rôle crucial, tant pour les historiens que pour les familles de victimes de répression. Sur le long-terme, la décommunisation a ainsi le potentiel de changer l’approche des citoyens à l’histoire, en facilitant son accès. Elle s’est aussi inscrite dans le processus structurel de décentralisation, en encourageant des milliers de localités à imaginer des nouveaux toponymes.
Décommunisation, et après?
En revanche, force est de constater que 5 ans de décommunisation n’ont pas permis l’émergence d’un discours consensuel sur les bouleversements du 20ème siècle et le passé soviétique. Les appels répétés de Volodymyr Viatrovitch à entamer une “décolonisation” de l’Ukraine ne rencontrent plus guère d’échos dans la société. La définition d’une historiographie équilibrée sur les travers et les bénéfices de 70 ans de soviétisme est encore à la peine. D’aucun pointent du doigt la rapidité et la radicalité du Leninopad et de l’implémentation des lois pour expliquer les résistances actuelles. Le contexte géopolitique, de même que la politicisation extrême de certaines catégories de la société et la difficulté de structurer un débat constructif semblent néanmoins de meilleures indicateurs. Les controverses et polémiques, tant sur des questions liées à la décommunisation que sur les sujets de Babi Yar, de l’Holomodor ou des relations ukraino-polonaises, attestent en effet que les enjeux de mémoire sont souvent pris en otage de l’actualité.
A travers l’absence de consensus historiographique au sein de la société ukrainienne, c’est le manque de vision commune quant à l’avenir qui transparaît. Elle porte aussi bien sur la définition de la protection du patrimoine artistique ukrainien et la préservation de monuments communistes que sur l’érection de nouveaux héros nationaux, en remplacement des icônes soviétiques. L’accent mis par Volodymyr Viatrovitch sur des personnalités nationalistes controversées a pour beaucoup contribué à l’exacerbation de positions antagonistes.
Enfin, il faut comprendre la décommunisation dans le contexte unique de la révolution de la dignité, de l’annexion de la Crimée et de la guerre du Donbass. Selon l’étude du “fonds des initiatives démocratiques”, 68% de ceux qui soutiennent la disparition des symboles communistes souhaitent une intégration européenne de l’Ukraine. Or, les obstacles se sont accumulés sur la route des réformes, du renouvellement de la vie politique et de l’amélioration du niveau de vie. C’est pourtant une transformation de l’Ukraine en profondeur qui consacrera une réelle rupture avec le passé soviétique, bien plus que l’enlèvement d’un marteau et d’une faucille du bouclier de la Mère Patrie.
Notes:
(1) Une loi “condamne les régimes totalitaires communiste et nazi” et interdit la promotion de leurs symboles. Une deuxième décerne un statut officiel aux “combattants de l’indépendance ukrainienne au cours du 20ème siècle”. Une troisième définit la mémoire de “la victoire sur le nazisme pendant la seconde guerre mondiale” (à l’inverse de la dénomination soviétique de grande guerre patriotique, ndlr.). Une quatrième, enfin, ordonne l’ouverture des archives des “organes de répression” de la période 1917-91.
(2) Ces statistiques n’incluent pas les changements survenus entre le début du Leninopad, en novembre 2013 et l’entrée en vigueur des lois. Le nombre de statues de Lénine tombées ou déboulonnées depuis 2013 est donc plus important, estimé à plus de 2000.