Telerama: 80 ans après, le massacre de Babi Yar hante toujours l’Ukraine

Article publié sur le site de Télérama, le 06/10/2021

Le pays inaugure ce mercredi une œuvre de Marina Abramovic à Babi Yar, où furent exécutés près de trente-quatre mille Juifs en septembre 1941. Un événement qui témoigne d’une volonté nouvelle de préserver la mémoire de la tragédie, après des décennies de controverses.

« Babi Yar. Deux mots courts qui résonnent comme deux coups de feu brefs mais qui portent les longues et horribles mémoires de plusieurs générations. » En déposant une gerbe de fleurs pour commémorer les 80 ans du massacre de Babi Yar, le 29 septembre, le président ukrainien Volodymyr Zelensky ne dissimulait pas une émotion sincère. Lui-même d’ascendance juive, il a perdu des membres de sa famille au cours de la Seconde Guerre mondiale. Des souvenirs tragiques, longtemps occultés par l’historiographie soviétique puis ukrainienne. « Certains entendent le nom de Babi Yar pour la première fois, a poursuivi Volodymyr Zelensky. Pourtant ce ne sont pas deux coups de feu qui furent tirés ici mais des centaines, des milliers, des dizaines de milliers et plus encore. »

Les 28 et 29 septembre 1941, les occupants nazis aidés de collaborateurs locaux exécutèrent 33 771 Juifs, sans compter les enfants, et jetèrent leurs corps dans les ravins de Babi Yar, au nord de Kiev. De 1941 à la reconquête soviétique, en 1944, entre cent vingt mille et cent cinquante mille personnes, majoritairement juives, furent fusillées ici. « Le ravin de la grand-mère », selon la traduction littérale de Babi Yar, est ainsi devenu le lieu du plus grand massacre de ce qu’on a appelé « la Shoah par balles », la liquidation des Juifs d’Europe orientale par des moyens plus rudimentaires que les chambres à gaz. Une entreprise d’extermination systématique que les importantes recherches du prêtre français Patrick Desbois, en parallèle d’autres universitaires occidentaux, mirent seulement au jour dans les années 2000.

Car la Shoah par balles, et Babi Yar en particulier, sont le symbole d’une mémoire autant refoulée que controversée en Ukraine. Après que les nazis eurent brûlé les corps, les Soviétiques s’étaient contentés d’enfouir les preuves du massacre. Il a fallu attendre 1961 pour qu’un glissement de terrain meurtrier ne révèle des monceaux d’ossements au grand public. La même année, le grand poète Evgueni Evtouchenko publie des vers lapidaires: « Sur Babi Yar, pas de monument / Un ravin abrupt, telle une dalle grossière / L’effroi me prend. » Ce n’est pourtant qu’en 1976 qu’un monument est érigé « aux victimes soviétiques ». Le régime ne fait alors aucune mention des morts juifs, en vertu d’une politique antisémite qui ne dit pas son nom et d’une négation des différences entre citoyens du régime communiste.

Dès 1991 et l’indépendance de l’Ukraine, la communauté juive brise la censure et inaugure une grande menorah, un chandelier à sept branches, en pierre. C’est le point de départ d’une multiplication des monuments dédiés aux Roms, aux Ukrainiens, aux enfants, aux communistes ou encore aux membres du clergé. En quelques années, Babi Yar devient un lieu de compétition de mémoires communautaires que ni l’État ni diverses associations de familles de victimes et chercheurs ne semblent pouvoir associer dans un récit consensuel. Deux projets de construction d’un espace mémoriel permanent voient même le jour et échouent. Parmi les principaux points d’achoppement, un manque de volonté politique et une résistance de la société post-soviétique à aborder cette douloureuse histoire, mais aussi la question de la participation ukrainienne aux tueries.

Un “Disneyland de l’Holocauste” ?

Tout change en 2016, à l’occasion des 75 ans de la tragédie. Malmenée par sa révolution, l’annexion de la Crimée et la guerre dans ses régions orientales, l’Ukraine cherche à accroître sa légitimité internationale en s’inscrivant dans le récit historique européen de la Shoah. Le président d’alors, Petro Porochenko, chapeaute la création du Centre du Mémorial de l’Holocauste à Babi Yar, soutenu par d’importantes organisations juives, l’État d’Israël et de puissants mécènes ukrainiens et étrangers. Le Français Patrick Desbois, associé de premier plan, se réjouit de « voir enfin un musée sur ces exécutions de masse, en parallèle d’efforts pour établir une liste complète des victimes ». Mais, une fois encore, tout prend du temps. Les fondations de ce mémorial, dont le coût est estimé à plus de 100 millions de dollars, ne sont toujours pas creusées en 2021 et les portes-parole du Centre visent désormais une ouverture pour le 85e anniversaire, en 2026.

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Le projet même n’échappe pas aux controverses. Dans un contexte de guerre avec la Russie, beaucoup s’inquiètent de voir y participer des oligarques russes proches de Vladimir Poutine, tels que Mikhail Fridman. Josef Zissels, ancien dissident soviétique et personnalité juive parmi les plus respectées en Ukraine, dénonce le mémorial comme partie intégrante de la « guerre hybride » que le Kremlin mène contre Kiev. « Leur plan est de mettre l’accent sur la collaboration locale avec les nazis, afin de subtilement rendre les Ukrainiens responsables des tueries et de discréditer le pays sur la scène internationale », assène-t-il. La nomination, en 2020, d’un autre Russe, Ilia Khrjanovski, comme directeur artistique, attise encore un peu plus les tensions. Réalisateur mégalomane des films DAU, celui-ci propose des méthodes innovantes pour créer un ensemble « immersif ». L’historien Yohanan Petrovsky-Shtern craint une tentative d’engager le visiteur dans un jeu de rôle : « lI pourrait choisir d’incarner une victime, un nazi, un collaborateur ou un simple passant… Ce n’est pas seulement brutal, c’est cyniquement abject. » D’autres idées évoquées par Ilia Khrjanovski poussent même ses détracteurs à l’accuser de vouloir construire un « Disneyland de l’Holocauste ».

Au fil des années, l’intérêt de l’opinion publique ukrainienne pour la mémorialisation de Babi Yar ne cesse pourtant de grandir et la volonté politique ne faiblit pas. En témoigne le remplacement de Volodymyr Viatrovitch, directeur nationaliste et révisionniste de « l’Institut national de la mémoire », par Anton Drobovych, jeune historien reconnu pour son objectivité académique. Ou encore, le vote par le Parlement, le 22 septembre, d’une loi définissant et pénalisant l’antisémitisme. Cependant, depuis les controverses de 2020, le Centre du Mémorial de l’Holocauste à Babi Yar a réduit sa communication sur le musée permanent au strict minimum, tout en peuplant le site de Babi Yar d’expositions temporaires. Ici, une synagogue en bois. Là, un dédale de colonnes de métal percées de trous de balles. Ou une réplique du mur des Lamentations de 40 mètres de long par l’artiste serbe Marina Abramović, qui sera inaugurée ce 6 octobre.

La polémique n’est toutefois jamais loin. En atteste le film documentaire Babi Yar. Contexte, que le Centre a commandé à Serhiy Loznitsa. Au Festival de Cannes, le réalisateur ukrainien a expliqué que la question de Babi Yar lui semblait être « la ligne de front d’une guerre des mémoires qui partageait des groupes incapables de s’entendre sur la manière de se rappeler les événements ». Bien qu’il assure « n’offrir aucune interprétation », son film est très critiqué en Ukraine pour la place prépondérante qu’il accorderait à la collaboration ukrainienne avec les nazis. Preuve s’il en fallait que l’histoire, en Ukraine, est bien vivante.

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