Etudes: En Ukraine, le passé toujours vivant

Article d’analyse, publié dans la revue Etudes, numéro de mai 2018

La lecture de l’histoire ukrainienne est très différente selon qu’on se situe à Kiev ou à Moscou. En Russie, le discours officiel tend à considérer l’Ukraine comme une partie de la grande nation russe. En Ukraine, on voit s’affirmer une lecture qui fait l’impasse sur l’époque soviétique, au risque de valoriser des courants nationalistes extrémistes.Plan de l'article

  • Une lutte existentielle

  • Virage historique de l'historiographie

  • Le choix du tout-négatif

  • La guerre omniprésente

  • Ériger de nouveaux héros

  • « Bandérisation partielle »

  • Dictature nationaliste contre autoritarisme oligarchique

     

Babi Yar s'est enfin couverte de couleurs. Dans les allées verdies du parc, familles et badauds déambulent en s'émerveillant des arbres en fleurs, comme pour conjurer les frustrations d'un hiver que l'on a cru interminable. Difficile d'imaginer que, sous les pelouses où se roulent les enfants, gisent entre 100 000 et 150 000 morts. Les 29 et 30 septembre 1941, des groupes d'intervention nazis exécutèrent ici 33 771 personnes, principalement des Juifs. Le ravin sert de fosse commune pendant les années de guerre, avant d'être comblé. Babi Yar est le plus important massacre de la « Shoah par balles »1. Au fil du temps, ce nom sinistre est aussi devenu révélateur d'un problème de traitement de l'Histoire, et de la mémoire, en Union soviétique puis en Ukraine indépendante.

Un premier monument, érigé sur le tard, en 1976, a rendu hommage aux victimes soviétiques de la tragédie, sans distinction religieuse ou ethnique. Il a fallu attendre la dislocation de l'URSS en 1991 pour ériger une série de monuments distincts les uns des autres. À la mémoire des victimes juives, mais aussi des chrétiens orthodoxes, des nationalistes ukrainiens, des Roms, ou encore des enfants, tous assassinés à Babi Yar. En 2016, le président Petro Porochenko a relancé le projet d'un vaste complexe mémoriel, qui établirait une unité de mémoire entre ces catégories de victimes. Des palissades dressées dans le parc témoignent de l'amorce de travaux, en prévision d'une inauguration en 2021. Les divergences conceptuelles restent néanmoins profondes. Faut-il y commémorer la seule tragédie juive de la Shoah ? En faire un lieu d'unité des mémoires communautaires et religieuses ? En faire un mémorial des souffrances ukrainiennes du XXe siècle ? Y évoquer la participation ukrainienne aux massacres, au risque d'alimenter la machine de propagande russe ? Le débat fait rage. Babi Yar est l'un des nombreux symboles qu'en Ukraine, l'Histoire est bien vivante.

À la suite de la Révolution de la dignité, en hiver 2014, et dans le contexte de la guerre hybride que se livrent Kiev et Moscou, le pays s'est engagé dans une révision profonde de son historiographie officielle, et de la gestion de mémoires souvent opposées. Les discussions, débats et contentieux dépassent largement le simple cercle des historiens. L'objectif de cet article n'est pas de trancher les disputes académiques, mais plutôt d'en montrer les implications politiques et géopolitiques. De fait, l'Histoire et les enjeux de mémoire qui lui sont liés revêtent une dimension existentielle dans une Ukraine en transformation profonde.

Une lutte existentielle

Depuis le printemps 2014, l'Ukraine et la Russie s'affrontent dans une guerre qui ne porte pas son nom. Commencés par l'annexion de la Crimée par Vladimir Poutine, en mars 2014, les affrontements se déroulent dans les domaines politiques, militaires, commerciaux, énergétiques, financiers ou encore médiatiques. L'Histoire, comme point de contentieux récurrent entre Kiev et Moscou, est devenue une arme redoutable du conflit actuel. « L'annexion de territoires n'est pas possible sans l'annexion de l'Histoire », estime Oleksandr Soushko, directeur de l'Institut de coopération euroatlantique à Kiev. De fait, l'Histoire a été utilisée par les séparatistes pro russes, par le Kremlin et leurs soutiens, pour remettre en question la légitimité de l'Ukraine en tant qu'Etat-nation souverain. En mars 2014, l'annexion de la Crimée a ainsi été justifiée, en partie, par le passé prétendument « toujours russe » de la péninsule et l'absence de connexions historiques avec l'Ukraine. Des allégations qui relèvent plus du construit politique que d'une réalité objective, mais qui ont été acceptées comme telle par une partie de la population, et relayées par de nombreux médias.

Dans cette guerre mémorielle, l'Ukraine n'est pas en reste

Plus généralement, les dénominations de l'Ukraine comme un « pays sans histoire », une « erreur de l'Histoire », une « Petite Russie », abondent dans les médias et sur les réseaux sociaux, mais aussi dans les discours politiques. En 2014, le chef du Kremlin décrivait les régions orientales de l'Ukraine comme une simple NovoRossiya (« Nouvelle Russie »)2, légitimant ainsi de prétendus mouvements pro russes à y faire sécession avec l'Ukraine. Un tel discours s'inscrit dans la continuité d'une Russie impériale qui n'aurait pas accepté l'indépendance du pays en 1991. Pour beaucoup d'Ukrainiens, le conflit hybride actuel serait donc une « guerre d'indépendance ». Pour le directeur de l'Institut de la mémoire nationale (IMN), à Kiev, Volodymyr Viatrovych, c'est une « guerre d'identité ». Une lutte à mort, non seulement pour le contrôle des territoires, mais aussi des esprits et du narratif politique. Et, dans cette guerre mémorielle, aux conséquences bien réelles, l'Ukraine n'est pas en reste.

Virage historique de l'historiographie

Le développement d'une historiographie d'État constitue un outil essentiel de l'affirmation d'un État indépendant, de ses institutions publiques et de son espace politique et médiatique. Or, depuis la dislocation de l'URSS en 1991, l'Ukraine a peu travaillé à l'élaboration d'une historiographie découplée des traditions russes et soviétiques. Les expérimentations du « président historien » Viktor Iouchtchenko (2005-2010) se sont révélées très polémiques, et peu relayées à travers le pays. Dans l'Ukraine post-Maïdan, la situation est différente. L'historiographie est désormais pleinement utilisée pour consolider la nation autour d'une histoire et d'une mémoire communes. Le processus est pensé comme une résistance aux attaques idéologiques contre l'idée ukrainienne. Il vise aussi à arrimer le pays à l'historiographie européenne, et au discours occidental sur la Seconde Guerre mondiale, centré sur la tragédie de l'Holocauste. Les soins particuliers apportés aux soixante-quinze ans de Babi Yar, en 2016, en sont un exemple parlant. Quatre lois mémorielles dites de « décommunisation », promulguées en mai 2015, ont marqué un tournant majeur, influencé par l'IMN de Volodymyr Viatrovych, ainsi que par des mouvances nationalistes à la Verkhovna Rada (le Parlement).

Une de ces lois condamne les régimes totalitaires communistes et nazis, et interdit leur propagande. Ce faisant, elle place les deux idéologies sur un pied d'égalité. La deuxième loi ordonne le démantèlement de statues et le changement des noms de rues et localités en lien avec le passé soviétique. La troisième ordonne l'ouverture intégrale des archives soviétiques au public. Et la quatrième valorise la mémoire des combattants pour l'indépendance de l'Ukraine au XXe siècle.

Ces lois mémorielles ont eu des conséquences considérables, en premier lieu sur l'urbanisme ukrainien. Le processus du Leninopad (littéralement, « la chute de Lénine ») a ainsi achevé le démantèlement, spontané ou organisé, de milliers de statues de ce leader. Dans le même temps, plus de 52 000 rues et 987 localités, dont 32 villes, ont été renommées. Dans un mélange plus ou moins coordonné de consultations publiques, d'esclandres médiatiques et de jeux d'influence politiques, certains changements de nom ont aussi joué d'originalité : dans la ville de Kalyny, en Transcarpatie, la « rue Lénine » est ainsi devenue la « rue Lennon », du nom du chanteur des Beatles. La décommunisation se manifeste néanmoins de manière différenciée et souvent incomplète, soit en raison de blocages politiques, soit pour de simples questions budgétaires, voire techniques. À Kiev, il est ainsi très difficile de dévisser les emblèmes soviétiques du bouclier de l'immense statue « Mère Patrie » du musée de la Seconde Guerre mondiale. Du haut de ses cent deux mètres, le marteau et la faucille dominent toujours la capitale ukrainienne.

Il n'empêche. La géographie mentale de l'Ukraine, des places centrales des villes aux cartes routières, s'est profondément transformée au cours des dernières années. Le processus a aussi agi comme un marqueur d'identité vis-à-vis de « l'autre », en l'occurrence la Russie, et les « territoires temporairement occupés » de Crimée, de Donetsk et Louhansk. Volodymyr Viatrovych va jusqu'à considérer la décommunisation du pays comme une « question de sécurité nationale ». Selon le directeur de l'IMN, effacer les traces de l'héritage soviétique revient à réduire les risques d'une déstabilisation russe du pays. Son association du passé soviétique à la seule influence russe est néanmoins contestable, dans la mesure où le rapport à l'héritage soviétique dépasse la simple question de la relation à la Russie contemporaine.

Le choix du tout-négatif

Selon les critiques, la décommunisation ukrainienne peine à se traduire en gains de démocratisation, dans la mesure où ce revirement historiographique ne constitue pas une remise en question de la nature du communisme, et du régime soviétique. Le Leninopad, par exemple, n'a rien à voir avec la personnalité de Lénine, comme le constate la chercheuse Myroslava Hartmond. « Lénine est littéralement absent du processus de chute de Lénine. Il n'est qu'une divinité nébuleuse, incarnant le mal, la destruction, et le pouvoir de l'autre, de l'étranger. » Les réflexions sur les soixante-dix ans de soviétisme, et ses réalisations, sont balayées au nom de la lutte contre le totalitarisme. Les lois de 2015 ont d'ailleurs introduit des sanctions pénales qui exercent une pression bien réelle sur le débat public. La peine de deux ans et demi de prison avec sursis, imposée, en mai 2017, à un étudiant de Lviv pour « diffusion d'informations tendancielles visant à idéaliser et à populariser l'idéologie communiste », en fait un simple post sur son profil Facebook, suscite de sérieuses inquiétudes.

La décommunisation ukrainienne peine à se traduire en gains de démocratisation

Ievgenia Molyar, critique d'art pour la fondation artistique Izolyatsia, à Kiev, déplore aussi la destruction d'une partie conséquente du patrimoine artistique national, sous de faux prétextes idéologiques. Dans la même perspective, des réalisations clés du régime soviétique, telles que l'éducation, la santé ou encore les infrastructures, sont minorées. Le discours politique actuel rechigne ainsi à établir une continuité entre le passé soviétique et l'état actuel du pays. La chercheuse Ioulia Shukan rappelle pourtant que la simple question des frontières de l'Ukraine contemporaine ne peut être « décommunisée » : si Kiev peut aujourd'hui prétendre à sa souveraineté sur la Crimée, c'est bien grâce à une réalisation du régime soviétique, en l'occurrence le transfert de la péninsule de la République socialiste soviétique de Russie à sa consœur ukrainienne en 1954, et son rattachement consécutif à ses réseaux énergétiques, routiers et fluviaux.

Considérer l'héritage soviétique à travers le seul prisme du totalitarisme et des périodes de répressions pose ainsi question. « Puisque l'expérience soviétique s'est étalée sur autant d'années, le régime s'est normalisé », poursuit Ioulia Shukan. « Il était moins répressif à certaines époques, comparées à d'autres. » En janvier 2015, la Fondation des initiatives démocratiques indiquait, dans les résultats d'un sondage, que 47 % des Ukrainiens considéraient la création de l'URSS comme positive, contre 20 %, comme négative. Les lois de décommunisation, en égalisant communisme et nazisme, nient cet état de l'opinion de manière volontariste : il s'agit bien de transformer l'historiographie officielle, d'en dégager un message politique, et de la mettre au service de la consolidation d'une nation indépendante.

L'attitude des autorités ukrainiennes vis-à-vis du centenaire de la révolution bolchevique est révélatrice. De concert avec l'IMN, le président Petro Porochenko a décrété 2017 comme « l'année de la Révolution ukrainienne (1917-1921) », en commémorant la déclaration d'indépendance de la République populaire d'Ukraine. Volodymyr Viatrovych considère, lui, ce siècle comme celui de l'Indépendance ukrainienne et de la lutte contre « l'agression russe ». Le glissement interprétatif revisite la guerre civile de 1917-1921, entretient une confusion entre les bolcheviques de Lénine et les Russes de Vladimir Poutine, et nie les querelles meurtrières qui déchirèrent, à l'époque, les factions ukrainiennes. Enfin, il permet de simplifier le chaos de ces années troubles en une « agression étrangère », malgré le rôle prépondérant, et irréfutable, que le bolchevisme ukrainien a joué dans la création de l'URSS. Selon Tetiana Jourjenko, de l'Institut des sciences humaines à Vienne, cette politique de décommunisation à outrance « réduit le XXe siècle ukrainien au seul narratif de la victimisation nationale ».

L'accent porté sur la reconnaissance de l'Holodomor comme un acte de génocide relève de cette logique. Si les souffrances de la famine de 1932-1933 sont indéniables, le recours au concept de génocide fait débat parmi les historiens. Il n'est en effet pas prouvé que Staline avait une intention purement génocidaire dans son organisation des rationnements3. Mais, sans attendre que la polémique académique soit tranchée, l'Holodomor est présenté comme un acte génocidaire imposé depuis Moscou, perpétré par des fonctionnaires et des tortionnaires russes. La participation active d'autorités locales ou encore le rôle de conflits de voisinage sont ici occultés. Ce qui amène Timothy Snyder, par ailleurs un fervent défenseur de la cause ukrainienne, à exhorter Kiev à reconnaître le rôle que des Ukrainiens ont joué dans le système des terreurs staliniennes. Un appel qui ne trouve pas d'écho pour le moment.

La guerre omniprésente

Dans le cadre des lois de 2015, et dans le contexte de l'affrontement hybride avec la Russie, un travail inédit a été effectué sur la mémoire de la guerre de 1939-1945. Le conflit a été rebaptisé « Seconde Guerre mondiale », en lieu et place de l'appellation soviétique « Grande Guerre patriotique ». Le 9 mai a été préservé comme « jour de la victoire », mais est désormais précédé du « jour de la mémoire », le 8 mai, date occidentale de la capitulation allemande. Lors de ces commémorations officielles, les symboles soviétiques, de même que les rubans de Saint-George4, s'effacent au profit de symboles nationaux et de coquelicots rouges à cœur noir, des signes d'« ukrainisation » et d'européanisation des cérémonies. Dans ce cas précis, apparaissent les limites des lois de décommunisation. Les vétérans plaident leur légitimité à afficher les uniformes, les médailles et les drapeaux de l'Armée rouge victorieuse. Non comme un acte de propagande, mais de commémoration historique. Les partisans d'une lecture stricte de la loi dénoncent, eux, l'usage de ces symboles à des fins idéologiques et entendent empêcher, de diverses manières, les vétérans de les arborer. Chaque année, des cérémonies virent aux échauffourées.

Ces moments, très médiatisés, sont ressentis avec douleur dans la société, dans la mesure où la plupart des Ukrainiens ont un lien intime avec la Seconde Guerre mondiale, que ce soit à travers des membres de la famille engagés dans l'Armée rouge, dans l'armée insurrectionnelle ukrainienne5, voire dans les deux. Les récentes commémorations se sont certes efforcées d'associer les vétérans des deux armées, traditionnellement opposés. Ces initiatives ne sont néanmoins pas relayées par le discours historique sur la Seconde Guerre mondiale, qui insiste plus, depuis 2014, sur le dénigrement de l'Armée rouge que sur la réconciliation des mémoires.

Le virage historiographique s'accompagne de la redéfinition de l'image du pays sur la scène internationale

De fait, le discours traditionnel de libération du territoire ukrainien de l'emprise nazie est remplacé par celui d'une occupation par l'Armée rouge. Les accomplissements des forces soviétiques sont minimisés. À l'inverse, l'ukrainisation de la mémoire de la guerre implique une valorisation du rôle des Ukrainiens dans la lutte contre le nazisme. Alors que des millions de citoyens ont grandi dans le culte des exploits de leurs grands-pères mobilisés dans l'Armée rouge, de tels glissements interprétatifs causent de nombreuses tensions dans la société.

Ériger de nouveaux héros

En parallèle du rejet de l'héritage soviétique, de la victimisation de la nation, et de glissements interprétatifs inédits sur la mémoire des épreuves du XXe siècle, le virage historiographique s'accompagne de la redéfinition de l'image du pays sur la scène internationale. En l'occurrence, le discours politique glorifie un pays en première ligne de la lutte pour la liberté. « La frontière de la liberté en Europe s'est déplacée à l'Est », assure-t-on depuis le succès de la Révolution de la dignité, en février 2014, et le début de la guerre du Donbass. Imprimer une telle image du pays requiert une continuité historique. Ainsi les Cosaques, peuple guerrier qui a dominé les steppes du bassin du Dnipro jusqu'au XVIIIe siècle, sont-ils mis en avant comme des hommes libres, jaloux de leur indépendance. Les membres de l'UPA sont, de leur côté, promus au rang de combattants de la liberté.

Cela est plus controversé. Créée en 1942, l'Armée insurrectionnelle était la branche armée de l'Organisation des nationalistes ukrainiens6, fondée en 1929 sur la notion d'un mouvement autoritaire, partisan d'une pureté ethnique de la nation. Au nom de la lutte pour une indépendance ukrainienne, l'OUN se livre à des actes terroristes, dans les années 1930, contre les Soviétiques, contre les Polonais mais aussi contre des détracteurs ukrainiens. En 1941, l'organisation se range aux côtés des nazis dans leur invasion de l'URSS, et participe à des exactions contre les populations juives. Opposés à l'idée d'une Ukraine souveraine, les nazis emprisonnent le chef de l'OUN, Stepan Bandera, et le transfèrent en Allemagne. Ses fidèles, menés notamment par Roman Choukhevytch, se retournent contre les nazis, tout en continuant à lutter contre les Soviétiques. Entre 1942 et 1943, dans une logique de purification ethnique, l'UPA se livre à des massacres d'environ 100 000 Polonais, en particulier dans la région de Volhynie. En 1944, l'OUN et l'UPA réitèrent leur soutien aux nazis contre l'avance de l'Armée rouge. Les nationalistes ukrainiens resteront actifs jusqu'au milieu des années 1950, notamment dans l'Ouest ukrainien.

Depuis lors, la mémoire de l'OUN et de l'UPA a été des plus clivantes. Diabolisée par l'historiographie soviétique, elle est honnie par une large partie de la population ukrainienne, principalement dans les régions orientales, et dans les catégories sociales enclines à une nostalgie de l'époque soviétique. Elle est aussi une des cibles de prédilection de la rhétorique russe sur le nationalisme ukrainien. À l'inverse, une partie de la population, principalement à l'ouest de l'Ukraine, entretient un culte de l'UPA comme bras armé de la lutte pour l'indépendance nationale.

« Bandérisation partielle »

À la suite du changement de régime en 2014, a fortiori dans le cadre de la guerre du Donbass, l'UPA est devenue un élément essentiel du virage historiographique ukrainien et encourage la valorisation d'une certaine catégorie de combattants de l'indépendance ukrainienne. Les références aux défenseurs des droits de l'homme des années 1970, à l'inverse, sont bien moins nombreuses dans le discours politique. Le chercheur Andreas Umland y voit une « bandérisation partielle des commémorations historiques, et du discours officiel, qui vient coupler la campagne de décommunisation de l'IMN ». La personnalité de Volodymyr Viatrovych cristallise ici de lourdes tensions. À 40 ans, le directeur de l'IMN est l'ancien chef de l'Institut pour l'étude du mouvement de libération7, un collectif d'historiens patriotes, basé à Lviv. Volodymyr Viatrovych lui-même est dénigré par ses pairs pour ses tentatives d'exonérer l'OUN de sa participation aux massacres de Juifs, teintées d'interprétations frauduleuses de faits historiques, voire d'une dissimulation d'archives compromettantes. Les milieux académiques et médiatiques font état d'une monopolisation du discours historique par l'IMN, voire d'un climat d'intimidation dans les débats, à l'encontre de ceux qui contrediraient le narratif officiel.

Près de quatre ans après la Révolution de la dignité, il convient de noter que l'environnement politique et médiatique reste pluraliste. Lénine n'a pas été remplacé partout par Stepan Bandera. Mais la « bandérisation partielle » relevée par Andreas Umland s'impose dans de nombreuses situations. Elle légitime aussi l'utilisation de l'outil historiographique par certains mouvements nationalistes, acteurs incontournables, bien que minoritaires, de la scène politique ukrainienne. Le très controversé bataillon Azov, dont certains membres sont ouvertement néonazis, a ainsi recours à des symboles historiques pour établir sa légitimité dans le jeu politique. Son jeune parti, Natsionalniy Korpus (« Corpus National »), et sa milice citoyenne, les Natsionalniy Druzhyny (« Brigades nationales ») s'inscrivent dans la tradition des combattants pour l'indépendance, et revendiquent un héritage nationaliste allant du royaume médiéval de la Rous' de Kiev à l'UPA. « Un peuple sans histoire n'a pas de raison de se battre », assène ainsi le chef d'Azov, Andrij Bilezkyj. La redécouverte et l'instrumentalisation de thématiques historiques semblent justifier, dans les propos d'Azov, l'érection d'un ordre nouveau et une militarisation permanente de la société. De manière directe ou indirecte, un tel projet trouve un terreau fertile dans les troubles des dernières années et dans les polémiques liées au virage historiographique entretenu par l'IMN.

Controversé en Ukraine, ce revirement historiographique n'en est pas moins clivant sur la scène internationale, dans le cadre de la guerre hybride contre la Russie mais aussi avec des partenaires traditionnels de l'Ukraine. En réaction à l'apparition d'une « avenue Stepan-Bandera » à Kiev, en juillet 2016, le Sejm (« Parlement ») a voté une loi, le 22 juillet, reconnaissant les massacres de Volhynie comme un « génocide ». Une décision lourde de sens politique, appuyée par l'Église catholique polonaise, et étayée par un film à gros budget, Wolyn. Il convient de noter que les développements politiques polonais, sous l'emprise du Parti conservateur de Jaros?aw Kaczy?ski, attisent les dissensions par ses propres revirements historiographiques. Le récent esclandre sur la « loi sur les camps de la mort », qui condamne l'évocation de tout crime qui aurait pu être perpétré par la nation polonaise, a suscité de vives critiques à travers le monde. La loi a aussi envenimé les relations entre Kiev et Varsovie, en raison de l'usage du terme « nationalistes ukrainiens ». Volodymyr Viatrovych, qui considère les massacres de Volhynie comme un simple « dommage collatéral de la guerre », est persona non grata en Pologne depuis novembre 2017. Plus à l'ouest, l'Allemagne voit aussi d'un mauvais œil la valorisation d'anciens collaborateurs des nazis. Israël et plusieurs organisations juives s'inquiètent qu'une organisation autoritaire et clairement antisémite comme l'OUN puisse être brandie comme un modèle historique pour la consolidation de la nation ukrainienne.

Dictature nationaliste contre autoritarisme oligarchique

Dans leur entreprise de réviser en profondeur l'historiographie nationale, les autorités sont aidées par un certain désengagement de la société civile, traumatisée par la guerre et déçue par l'échec des réformes radicales promises par la Révolution. Les circonstances dramatiques de la guerre hybride ukraino-russe légitiment aussi une monopolisation du discours historiographique. Critiquer la décommunisation de l'Ukraine, ou sa « bandérisation partielle », est souvent assimilé à une traîtrise antipatriotique. Une accusation qui phagocyte les débats et discrédite nombre de propositions alternatives.

« La société ukrainienne a réussi à réagir avec fermeté contre les aspirations dictatoriales du gouvernement oligarchique », analyse le philosophe Serhiy Datsyuk. En revanche, il ne reconnaît aux Ukrainiens qu'une faible compétence sociale et une capacité de résistance limitée aux dérives potentielles « face aux orientations dictatoriales du mouvement nationaliste ». En parallèle des débats d'historiographie, cette faiblesse est reflétée par la question linguistique, vécue par des millions d'Ukrainiens comme une humiliation de la langue russe, plutôt qu'un renforcement de la place de la langue nationale. Pour le philosophe, la question essentielle pour la société consiste à « reconnaître la tension négative dans les propositions des nationalistes » et à développer un discours propre à une société civile ouverte, inclusive, tolérante et réformatrice.

Inédit en Ukraine indépendante, le virage historiographique actuel semblait s'imposer comme outil de consolidation de la nation. Au-delà des cercles académiques, il influence la politique, la diplomatie et la société ukrainienne. L'acceptation de ce projet par la population reste incertaine, de même que l'ancrage que cette historiographie révisée peut trouver dans le long terme. Dans le village de Horbany, dans le centre du pays, une statue de Lénine parlant avec de jeunes pionniers (scouts soviétiques) trône dans une clairière de la forêt avoisinante. « Un groupe d'habitants l'a déplacé ici après que l'on a dû la déboulonner », explique le maire, Vasyl Vovtchanivski. « Elle ne dérange personne, donc je tolère cela. Et je me dis que c'est mieux de la garder, au cas où le régime change encore à Kiev. Peut-être que le prochain exécutif voudra remettre Lénine en place… »

 

1 La « Shoah par balles » désigne le massacre de centaines de milliers de Juifs d'Europe centrale et orientale. À la différence de l'Holocauste industriel perpétré dans les camps d'extermination, l'immense majorité de ces Juifs sont morts sous les balles des Einsatzgruppen (unités de tueries mobiles à l'Est), d'unités de la Waffen SS, de la police allemande et de collaborateurs locaux.

2 NovoRossiya, « Nouvelle Russie », est le nom donné par les tsars de Russie aux territoires conquis dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. L'essentiel de ces territoires constitue aujourd'hui l'Ukraine du Sud et de l'Est.

3 Sur cette question, voir la récente polémique entre Sheila Fitzpatrick et Anne Applebaum autour du livre de cette dernière, Red Famine. Stalin's War on Ukraine (Doubleday, 2017).

4 Le ruban de Saint-George, orange et noir, est un symbole militaire associé aux victoires de la Russie. Arboré par les séparatistes pro russes en Crimée et dans le Donbass en 2014, il a été banni en Ukraine.

5 ?????????? ??????????? ???i? (???), en ukrainien, ou Ukrains'ka Povstens'ka Armiya (UPA), voir plus loin.

6 ?????i???i? ????ï?????? ???i????i??i? (???), en ukrainien, ou Orhanizatsiya Ukrayins'kykh Natsionalistiv (OUN).

7 Tsentr Doslydjen Vyzvolnoho Rukhu (TsDVR), en ukrainien. Cet Institut pour l'étude du Mouvement de libération a été fondé en 2002 à Lviv, dans l'ouest de l'Ukraine. 

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