La chute de New York

New York est en train de tomber. Ou peut-être New York est déjà tombée.

Dans l’est de l’Ukraine, les troupes russes avancent inlassablement dans une petite ville industrielle qui est aujourd’hui largement détruite. On ne connait pas exactement le statut de la localité aujourd’hui.

C’est l’un des rares points de la ligne de front du Donbass qui n’avait pas été franchi jusqu’à récemment.

Mais ce n’est pas la seule particularité de la New York ukrainienne dont le nom, ne serait-ce que cela, nous interpelle.

Bonjour à tous, c’est Sébastien, bienvenue dans cette vidéo où je vous parle d’une ville très spéciale et que je connais bien. C’était le sujet de mon deuxième livre, que j’ai publié avec le photographe genevois Niels Ackermann.

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Le livre, je le mets dans la description, avec des liens vers les photos de Niels.

A première vue, il n’y a rien d’intéressant dans cette ville qui ressemblait à des dizaines de localités industrielles du Donbass: une usine fermée, une autre grosse usine probablement polluante mais on ne sait pas trop…

des rues défoncées, des facades grises, une population vieillissante, et un sentiment amer de déclassement après les heures de gloire du Donbass soviétique.

Mais New York est spéciale, de par son nom et son histoire.

Au tournant du 18ème siècle, la Russie impériale s’installe sur ces terres qui sont alors les steppes arides, les Dikie Polia, les champs sauvages.

Pour développer les terres, les tsarines et tsars de Saint Pétersbourg allouent de grandes propriétés à des aristocrates russes.

Mais aussi invitent des colons européens réputés pour leur savoir-faire et leur professionnalisme.

Parmi eux, des mennonites germaniques, probablement venus de ce qui est aujourd’hui le nord ouest de l’Allemagne.

Les mennonites ce sont des chrétiens anabaptistes, très laborieux, avec un mode de vie assez austères.

Dans ce grand effort de colonisation et de développement de la région, on ne sait pas quand la ville a été créée.

Elle apparaît pour la première fois dans le recensement russe de 1859.

On y dénombre 13 foyers, composés de quarante-cinq hommes et quarante femmes. Il y a déjà une usine sur place.

Et c’est comme ça que New York est né.

Alors d’où vient ce nom? ca, c’est un mystère qui a nourri beaucoup de légendes urbaines.

On parle d’un entrepreneur américain qui serait venu s’installer ici.

On parle d’un bourgmestre qui a épousé une Américaine venue de New York.

Il y a aussi la possibilité d’une erreur de translitération entre Neu Jork et New York, Jork étant une ville dans le nord-ouest de l’Allemagne.

Peut-être que ce n’est qu’une blague, quelqu’un qui s’est fait plaisir à une époque où tout était possible.

Peut-être aussi que le nom entre dans la phase de développement du Donbass par des Européens. On sait que Donetsk a été fondée par un Gallois, James Hugh.

Il y avait beaucoup de Français et de Belges qui ont investi dans le développement industriel de la région.

Tout près de New York, on avait une ferme qui s’appelait Suisse et une petite ville baptisée Carthage.

Jusqu’à aujourd’hui, on n’a aucune idée d’où vient ce nom

mais ce qui est sûr, c’est qu’au tournant du 19ème siècle, New York était un pôle de modernité dans la région. Il y avait une usine, un télégraphe, une banque, une bibliothèque, un hôtel, une école pour garçons et une école pour filles.

C’était assez unique.

Pendant la première guerre mondiale, le gouvernement tsariste de Saint Pétersbourg a besoin de produire de la naphtaline pour assainir les vêtements des soldats dans les tranchées.

Il choisit New York pour y construire la première usine de naphtaline de l’empire.

Cela veut dire que depuis Saint Petersbourg, le gouvernement connaissait l’existence de New York et savait que la main d’oeuvre y était suffisamment qualifiée pour construire ce genre d’industrie.

L’usine ouvre en été 1917, juste entre les révolutions de février et d’octobre.

dans l’entre-deux guerres, New York perd de son importance parce qu’il n’y a pas de charbon. Donc les autres villes de la région bourgeonnent plus vite, dans le cadre de la planification soviétique.

Arrive la seconde guerre mondiale, et c’est la fin des Allemands mennonites. Soit ils fuient, soient ils sont déportés, soit ils sont tués, soit le peu qui restent sont assimilés.

le dernier clou dans le cercueil, c’est en 1951: la guerre froide s’est déjà bien lancée, et Staline décide qu’il ne peut pas y avoir une New York sur le territoire soviétique.

Alors il fait renommer New York en Novhorodske, ce qui veut dire nouvelle ville.

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Ensuite il ne se passe pas grand chose. La ville vit au rythme des parades du premier mai et des autres fêtes soviétiques.

Puis du lent déclin du bassin industriel du Donbass.

A l’indépendance de l’Ukraine, on compte 20.000 habitants et deux usines.

En 2014, on compte 10.000 habitants et une usine.

En 2014, la ville est occupée par les troupes russes de la république auto-proclamée de Donetsk pendant quelques semaines.

Et ça c’est un choc, les habitants qui se retrouvent ensuite côté ukrainien réalisent que leur ville est sur la ligne de front, sans perspectives, en train de se dépeupler et de mourir.

La société civile locale sort de sa torpeur post-soviétique, prend fait et cause pour l’Ukraine et s’active alors et lance une campagne pour retrouver le nom historique.

Avec le nom, les gens redécouvrent leur histoire.

Et ils multiplient les initiatives sociales, économiques, culturelles.

Pour revivre et pour se donner une seconde chance.

La situation reste très très difficile, le long de la ligne de front, sans potentiel d’investissement, avec de gros problèmes de pollution et d’alimentation en eau et en électricité.

Mais il y avait cette tendance au changement et à la modernisation, à la recherche d’autre chose, que l’on a observé dans beaucoup d’autres villes en Ukraine à partir de 2014.

Dans le Donbass, on est nombreux à avoir suivi la transformation, certains disaient la renaissance, de Marioupol, d’Avdiivka ou de Kramatorsk.

New York retrouve son nom historique par une décision de la Verkhovna Rada, le parlement, en juillet 2021.

La ville joue sur le nom: elle organise le marathon de New York, le festival de littérature de New York!

Mais tous ces efforts, ça se finit le 24 février 2022.

La plupart des habitants fuient et se réfugient ailleurs en Ukraine. Sur place, il ne reste plus qu’une poignée de civils qui ont refusé de partir, principalement des retraités et des gens qui attendent la Russie.

Deux ans et demie après, les troupes russes sont effectivement entrées dans New York et grignotent, petit à petit.

Et il ne reste plus que l’histoire.

La propagandiste russe Olga Skabaeeva a déjà annoncé que la ville sera renommée de son appellation soviétique, Novhorodske, après la conquête.

Cette conquête paraît actuellement inéluctable.

Est-ce qu’elle est permanente? Que va-t-il advenir de la New York ukrainienne sous occupation russe.

L’histoire fascinante, et dramatique, de la ville ne s’arrête sans doute pas là.

c’est pour ça que je voulais vous la partager

Merci d’avoir regardé

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