LLB: A la recherche du "bataillon Monaco", ces riches Ukrainiens qui ont fui la guerre à l'étranger
Article publié dans La Libre Belgique, le 06/09/2022
Une enquête de journalistes sur la côte d'Azur a identifié de riches Ukrainiens qui semblent s'accomoder de la situation dramatique de leur pays. Certains d'entre eux sont en âge de combattre.
Les Bentley, Porsche, Mercedes et autres voitures de luxe dé6lent dans les rues de Monte Carlo. Sur leurs plaques d’immatriculation, des drapeaux bleu et jaune. Dans le port de Monaco, le yacht d’un ancien député s’étale sur 65 mètres de long, estimé à 70 millions de dollars. A Nice ou Saint-Jean Cap Ferrat, on ne compte plus les villas somptueuses peuplées par des Ukrainiens fortunés.
Le fait qu’oligarques et entrepreneurs post-soviétiques affectionnent la côte d’Azur est connu depuis longtemps. Une récente enquête du média ukrainien Oukrainska Pravda (la Pravda ukrainienne) a cependant créé la sensation en identi6ant des personnalités politiques, dont les patrimoines ont parfois une origine douteuse, confortablement installés au soleil, alors même que leur pays subit une invasion généralisée de l’armée russe depuis le 24 février. Beaucoup sont des hommes entre 18 et 60 ans, soit en âge d’être enrôlés dans les forces armées.
Des députés en télétravail depuis six mois ?
Parmi eux, Vadim Stolar et Ihor Abramovitch (sans lien de parenté avec l’oligarque russe), deux députés de la Verkhovna Rada (Parlement), aperçus déambulant avec nonchalance aux abords de leurs propriétés respectives de Nice et de Saint-Jean Cap-Ferrat. Les deux compères sont élus de la “Plateforme d’Opposition - Pour la vie”, un parti aux accents pro- russes très appuyés, interdit en mars. Ils avaient quitté l’Ukraine aux alentours du 20 février, dans la vague d’un exode massif de jets privés de l’aéroport de Kiev.
Le président Volodymyr Zelensky avait alors exhorté les riches Ukrainiens à faire "preuve de courage" et à revenir au pays, forçant notamment le premier des oligarques, Rinat Akhmetov, à apparaître sur la promenade du port de Marioupol. Mais peu étaient revenus. Vadim Stolar et Ihor Abramovitch n'ont plus remis un pied en Ukraine depuis février. Ils n'ont participé à aucune session du Parlement depuis l'invasion. En mai, ils ont soutenu la formation d'un groupe parlementaire "Pour la restauration de l'Ukraine". Mais "ils comptent visiblement restaurer le pays depuis la côte d'Azur" , ironise le journaliste d'Oukrainska Pravda Mikhaylo Tkach.
Surprenante apparition d'un oligarque en fuite depuis 2019
La plus belle découverte de ce dernier, c’est le propriétaire du yacht de 65 mètres, Konstantin Jevago. Ancien député, il fut crédité en 2019 d’une fortune de 744 millions de dollars selon le magazine Novoe Vremia (Nouvelle époque) qui en faisait la 9ème personne la plus riche d’Ukraine. 2019 fut aussi l’année de sa fuite, étant accusé du détournement de plus de 2,5 milliards de hryvnias (environ 80 millions d’euros à l’époque). Un mandat d’arrêt international fut délivré en juillet 2021. Mais l’oligarque n’a pu être trouvé depuis.
C’est donc avec surprise que l’on découvre, dans l’enquête de Mikhaylo Tkach, la facilité avec laquelle un drone civil survole le yacht de Konstantin Jevago. On le voit tranquillement descendre du bateau en offrant son bras à son élégante femme, pour se rendre à terre. Selon les données publiques du site MarineTranc, le vaisseau était alors en provenance d’Ibiza. Comble d’indignation: le yacht est nommé “Z”, une lettre honnie depuis qu’elle est utilisée par les soldats russes comme mystérieux signe de reconnaissance. Selon le service de presse de Konstantin Jevago, le “Z” n’a aucun rapport avec l’invasion mais plutôt à la première lettre du nom du propriétaire (en translitération anglaise: Zhevago).
Ce même service de presse a aussi expliqué que l'oligarque "n'a enfreint aucune loi" et préfère simplement vivre à l'étranger pour "raisons de santé" . Ce qui n'a pas empêché le Bureau des enquêtes d'Ukraine (DBR) d'envoyer à Monaco - et donc à la France - une demande d'extradition, début septembre. Le "Z" de l'oligarque était cependant déjà reparti vers la Sardaigne. Sur les réseaux sociaux ukrainiens, on s'interroge avec cynisme sur la capacité, voire la volonté, des enquêteurs ukrainiens d'arrêter Konstantin Jevago, après plus de trois ans de "cavale".
Une affaire qui conforte le ressentiment de la population
Reste que, dans la foulée, le DBR a ouvert des enquêtes sur près de 80 personnes identi6ées par les journalistes, a6n de déterminer les raisons de leur présence à l’étranger et les moyens utilisés pour contourner l’interdiction de sortie du territoire des hommes en âge de combattre. (A noter que les femmes peuvent aussi être enrôlées comme militaires. En revanche, elles ne subissent pas de restrictions de mouvement et peuvent quitter le pays.)
L’affaire du “bataillon Monaco” s’ajouterait ainsi à plusieurs scandales rapportés depuis le 24 février. Dans un environnement extrêmement mouvant, des hommes ont été mis en cause pour tenter de fuir le pays ou pour se retrancher dans des zones rurales a6n d'échapper à l’armée. Des cas isolés qui ne remettent pas en cause la détermination générale des Ukrainiens à résister face à l’invasion, mais qui alimentent frustrations et ressentiments dans la population.
L’image que renvoie cette opulence du train de vie du “bataillon Monaco” est aussi dévastatrice pour les Ukrainiens en guerre - bien que ceux-ci sont habitués aux excès des oligarques post-soviétiques dans un pays profondément marqué par une corruption endémique. Selon Transparency International, l’Ukraine se classait 122 sur 180 pays en termes de “perception de la corruption” en 2021. Un vaste mouvement de réformes structurelles, enclenché après la révolution de 2014, a d'ores et déjà produit des résultats tangibles en termes de lutte contre la corruption ou d'assainissement de la vie politique. Mais de nombreux problèmes persistent, en particulier dans le maintien de l'état de droit ou encore dans la possibilité des organes de justice à demander des comptes à des personnalités notoirement corrompus.
Les tentatives répétées des oligarques de légitimer leurs activités ou de se promouvoir comme des entrepreneurs respectables, voire des philantropes généreux, se heurte généralement à la dé6ance de la société civile ou, plus simplement, à l'épreuve des faits. Dans le cadre de leur enquête, les journalistes d’Oukrainska Pravda ont par exemple trouvé le yacht d’Oleksandr Yaroslavskiy, principal oligarque de la deuxième ville d’Ukraine, Kharkiv. En mars, il avait promis de vendre son bateau, estimé à 50 millions de dollars, a6n de 6nancer la reconstruction de sa ville quotidiennement bombardée. Début août, le yacht était toujours onciellement en vente, mais paisiblement ancré à Nice et utilisé avec insouciance par la femme de l’oligarque.
Surtout, ces défilés de voitures de luxe à travers les rues de Monte Carlo peuvent “nuire à la cause ukrainienne”, explique Mikhaylo Tkach. "On peut certes se féliciter que 'nos' oligarques ont remplacé les Russes sur la côte d'Azur", commente-t-il avec cynisme. Mais “Monaco est un endroit bourré de décideurs politiques et de personnalités influentes. Sont-ils enclins à encourager un soutien économique, 6nancier ou militaire après avoir vu la manière dont vivent nos riches Ukrainiens?”