LLB: En Ukraine, une Eglise à la dérive
Article publié dans La Libre Belgique, le 04/09/2022
L’Église orthodoxe rattachée à Moscou est reniée par les Ukrainiens
"Mon fils est mort sur le front. Je suis allée voir le prêtre de ma paroisse pour organiser l’enterrement. Sa réaction : ‘vous savez Madame, ce n’est pas une guerre mais une opération militaire spéciale’." Ce 2 septembre, l’indignation de Nataliya Cherba, habitante de la région de Poltava, dans le centre du pays, est reprise en boucle par les médias et réseaux sociaux ukrainiens. Après plus de six mois d’invasion, un prêtre de l’Église orthodoxe du patriarcat de Moscou, rattachée à l’Église de Russie et implantée en Ukraine, reprend les éléments de langage du Kremlin.
L’affaire crée du remous. D’autant qu’elle s’ajoute à une longue liste de scandales qui confortent l’animosité d’une majorité d’Ukrainiens à l’encontre de l’Église, malgré sa récente prise de distance vis-à-vis du patriarche russe Kyrill, soutien indéfectible de Vladimir Poutine, aujourd’hui sous le coup de sanctions britanniques, entre autres.
Une macédoine orthodoxe
À l’origine, on trouve une complexe mosaïque du christianisme, héritage du passé tortueux des terres ukrainiennes. Sous l’autorité canonique de l’Église orthodoxe de Russie depuis 1686, le territoire national s’est morcelé à partir de 1991. En quête d’autonomie vis-à-vis à Moscou, un patriarcat de Kiev fut fondé, lui-même en concurrence avec une Église orthodoxe autocéphale (indépendante). Il convient notamment d’ajouter à ce riche panorama l’existence de l’Église grecque-catholique : très implantée dans l’ouest de l’Ukraine, celle-ci observe un rite orthodoxe tout en étant placée sous l’autorité du pape de Rome.
Dans les vingt premières années suivant la chute de l'URSS, le patriarcat de Kiev et l'Eglise autocéphale oeuvrèrent à consolider leurs légitimités. Ils ne furent cependant pas reconnus par les 14 Églises autocéphales dominant le christianisme oriental. Seule l'Eglise rattachée au patriarcat de Moscou bénéficiait de la communion avec les autres branches de l'orthodoxie. Bon an, mal an, son assise sur le territoire canonique d'Ukraine n'a pas été remise en cause, concrétisée par le contrôle de milliers de paroisses et des trois "Laure" (centres de pèlerinage) les plus importantes du pays: Potchaïv à l'ouest, la Laure des grottes à Kiev et Sviatohirsk à l'est.
En 2014, l’annexion de la Crimée et l’intervention hybride russe dans le Donbass portent un premier coup à la réputation de l'Eglise. Son métropolite Onufriy a beau tenter de dissocier politique et religion, il ne peut cacher l’aide que certains membres de son clergé apportent aux forces pro-russes ou russes, ou les sermons pro-Kremlin de certains prêtres. Dans un contexte d’identités croisées et de reconfigurations politiques incessantes, l’institution est régulièrement décriée comme un "agent d’influence" de Moscou.
Le séisme de l’autocéphalie
En 2018, second choc alors qu’un vaste mouvement politique vise à rassembler les diverses représentations orthodoxes ukrainiennes en une nouvelle Église orthodoxe d’Ukraine, autocéphale et reconnue par le patriarche œcuménique Bartholomée de Constantinople. En vertu de la hiérarchie ancestrale régissant le christianisme oriental, celui-ci est le "premier parmi ses pairs", habilité à décerner un tomos (décret) d’autocéphalie.
Dès que la manœuvre aboutit, en janvier 2019, la jeune Église et son métropolite Épiphane revendiquent une majorité des quelque 20 millions d’Ukrainiens rattachés à l’orthodoxie. L’Église affiliée à Moscou, accuse le coup. Bien qu’affaiblie par la défection d’une partie de son clergé en faveur de cette nouvelle concurrente, contrôle toujours plus de 12 000 paroisses.
Le coup fatal du 24 février
L’invasion généralisée du 24 février dernier lui porte un coup fatal. À Moscou, Kyrill apporte son soutien à une guerre sacrée contre les "forces du mal". Dès mars, deux projets de loi sont déposés à la Verkhovna Rada (Parlement) à Kiev pour interdire l’Église du patriarcat de Moscou. Les projets sont rejetés par le président de l’assemblée, Rouslan Stefantchouk, afin de "ne pas ajouter une division supplémentaire". Mais la tension monte d’un cran quand un évêque accuse, mi-mai, les "politiques religieuses ukrainiennes" d’être à l’origine de la guerre. Le désamour des Ukrainiens envers l'Eglise s'accroit. Si l'on estime qu’environ 700 paroisses ont rejoint la nouvelle Église orthodoxe depuis 2019, elles seraient 300 à avoir franchi le pas dans les seuls trois premiers mois de l’invasion.
Pris de court, Onufriy surprend ses ouailles en décrétant, le 27 mai, la "rupture" avec Moscou et "l’indépendance" de son Église. Une mesure radicale, avalisée par un conseil de dignitaires religieux, qui exprime le profond malaise de ce clergé ukrainien vis-à-vis de sa hiérarchie russe. Le 25 juin, Kyrill réagit en "annexant" au territoire canonique russe l’évêché de Crimée. Une "punition brutale", comme l'explique Kyrilo Hovoroun, archimandrite et professeur en théologie. C'est en effet par la Crimée (en lien avec Byzance) que la christianisation de la Rous' de Kiev fut entamée, à la fin du Xe siècle. Séparer la Crimée du territoire canonique ukrainien nuit donc à la cohérence historique du christianisme local.
De leurs côtés, les autorités orthodoxes des territoires occupés, à l'est et au sud, assurent Kyrill de leur loyauté. La Laure de Sviatohirsk, sur la ligne de front du Donbass depuis le début de l'été, ne répond plus aux injonctions d'Onufriy. Le divorce entre Moscou et ses relais à Kiev semble ainsi consommé.
Au milieu de nulle part
Reste que la rupture du 27 mai ne règle en rien le statut de l'Eglise orthodoxe du patriarcat de Moscou en Ukraine. L'Eglise ne revendique en aucune manière l'autocéphalie. Elle deviendrait donc une Eglise locale et autonome, active en Ukraine isolée dans le concert de l'orthodoxie mondiale, comme l'était le patriarcat de Kiev en son temps. Quant à rejoindre la jeune Eglise d'Ukraine, une grande partie du clergé y semble opposée, en raison des différends l'opposant à Epiphane et Bartholomée. Une rencontre entre dignitaires religieux, le 5 juillet à Kiev, n'a débouché sur aucun résultat concret. Comme l'indique la journaliste Sonia Koshkina sur LB.ua, l'Eglise d'Onufriy est aujourd'hui "au milieu de nulle part.
"Les questions juridiques ne peuvent se régler rapidement", précise Kyrilo Hovoroun. En revanche, les ressentis de l'opinion publique n'augurent rien de bon pour le futur de l'Eglise, encore aujourd'hui soupçonnée d'affinités pro-russes. La messe célébrée par Onufriy pour des soldats russes prisonniers à Kiev, le 22 août, lui a ainsi valu une nouvelle volée de bois vert. Et si le métropolite a cessé de mentionner Kyrill dans ses prières et sermons, tous les liens avec la hiérarchie russe ne sont pas rompus. D'aucuns soupçonnent Onufriy d'une simple "mascarade". Lui dément avec force et exhibe, dans ses communications officielles ou encore sur le site Internet de l'Eglise, son soutien à l'armée ukrainienne et aux victimes des combats. Quoiqu'il en soit, force est de constater que ses appels à dissocier religion et politique convainquent peu, alors qu'une majorité d'Ukrainiens estime mener une guerre existentielle face à une Russie impérialiste.
Le récent sondage de l'Institut international de sociologie de Kyiv s'est donc révélé dévastateur pour l'Eglise d'Onufriy. Selon l'étude, seuls 4% des Ukrainiens se déclarent aujourd’hui attachés à l’institution. Une chute vertigineuse en moins de dix ans, alors qu’elle était majoritaire en Ukraine depuis des siècles. Le sort de l'Eglise d'Ukraine rattachée à Moscou est donc un cas d'école et l'un des nombreux exemples de la rupture des liens entre Ukrainiens et Russes en raison, principalement, de la politique menée par la Russie.