LLB: L’Église russe en Ukraine dans les limbes : la fin d’une présence séculaire ?
Article publié dans la Libre Belgique, le 12/12/2022
Les pressions s’accumulent sur l’Église et son clergé, dans le contexte de l’invasion du Kremlin.
Un passeport russe ici, un dépliant promouvant la “guerre sainte” russe là, un drapeau de la “Nouvelle Russie”(désignant les terres conquises par les tsars à la fin du XVIIIe siècle, ndlr) ici encore… Les preuves compromettantes découvertes par les services de sécurité ukrainiens dans des monastères et églises orthodoxes de l’Eglise russe en Ukraine s’accumulent. Les résultats des perquisitions menées depuis la fin novembre ont semble-t-il convaincu Volodymyr Zelensky d’approuver une proposition de son Conseil de sécurité et de défense interdisant les groupes religieux affiliés à la Russie. Dans le contexte d’invasion généralisée, une telle initiative aurait ses justifications. Elle constituerait néanmoins un énième acte de rupture en mettant un terme à une présence séculaire de l’Eglise russe en Ukraine.
Pour le comprendre, il faut revenir au mythe fondateur du baptême de la Rous de Kiev en 988. Le prince de Kiev Volodymyr le grand entame ainsi la christianisation de son royaume, alors très étendu, et nous une alliance avec Constantinople. Malgré les invasions mongoles et le sac de Kiev en 1240, la métropole (évêché, ndlr) de Kiev perdure sous l’autorité de Constantinople. A noter qu’une partie de la chrétienté orthodoxe est néanmoins captée par les Gréco-catholiques, une Eglise de rite oriental placée sous l’autorité du pape, créée par les Polono-Lituaniens afin de s’attirer la fidélité des populations locales.
A partir du XVIIe siècle, la Moscovie devenue empire russe étend son emprise sur les terres ukrainiennes. En 1686, Moscou ravit la juridiction de la métropole de Kiev à Constantinople en usant de moyens peu recommandables, selon plusieurs historiens. C’est cette branche ukrainienne de l’Eglise russe qui est remise en question aujourd’hui, nouvelle épreuve d’une longue traversée du désert.
Dès l’indépendance de l’Ukraine en 1991, l’institution rattachée à Moscou a de fait souffert de la concurrence de deux Eglises orthodoxes profitant du réveil du phénomène religieux pour revendiquer leur autocéphalie (indépendance canonique, ndlr). L’Eglise ukrainienne du Patriarcat de Moscou leur a opposé son droit canonique datant de 1686 mais aussi son contrôle de quelque 12 000 paroisses dans le pays, soit un tiers des quelque 36000 paroisses de l’Eglise russe, en Russie et à l’étranger. Parmi elles, trois “Laure”, des centres de pèlerinage majeurs de la chrétienté orthodoxe. La Laure des grottes, dans le centre de Kiev, revêt une importance symbolique et foncière toute particulière.
Pendant une vingtaine d’années, l’hégémonie de l’Eglise n’a pas été ébranlée, la pratique religieuse se révélant fluide. Entre 25% et 30% des quelque 20 millions d’Ukrainiens orthodoxes se déclaraient “chrétiens avant tout”, sans affiliation précise. “On pouvait aller prier dans telle ou telle église, cela ne faisait pas de différence”, rappelle Taras Antochevskiy, directeur du portail RISU (Religious information portal of Ukraine).
Tout change en 2014, quand le clergé de l’Eglise ne se distancie pas de la politique du Kremlin menée en Crimée et dans le Donbass. Ceci mêlé à quelques actes avérés de collaboration avec les envahisseurs russes, la légitimité de l’Eglise s’en trouve sérieusement abîmée et entame un déclin visiblement irréversible.
Elle est impuissante à empêcher, fin 2018, la création d’une nouvelle Eglise orthodoxe d’Ukraine. Celle-ci fusionne les deux institutions concurrentes et intègre même des évêques du Patriarcat de Moscou, attirés par la promesse du “tomos” (décret, ndlr) d’autocéphalie délivré par le Patriarche Bartholomée de Constantinople en janvier 2019, en plaçant l’Eglise sous sa juridiction.
“Bien sûr, Moscou et ses représentants en Ukraine ont dénoncé cela comme un sacrilège, un schisme”, commente Oleh Kindiy, vice-recteur de la faculté de philosophie et théologie de Lviv. “Dans les faits, ce n’était pas un schisme car les différentes Eglises étaient déjà indépendantes les unes des autres. D’autre part, cette indépendance n’a fait que rétablir une situation qui avait prévalu de 988 à 1686. Nous parlons donc ici de justice historique et du fait que l’Eglise russe n’a rien à faire en Ukraine!”
De fait, la présence de l’Eglise étant justifiée par l’intégration séculaire, assumée ou contrainte, entre Ukrainiens et Russes, celle-ci est remise en cause à partir de 2014. Un processus de transferts de paroisses de l’Eglise russe vers l’Eglise d’Ukraine s’amorce. Ce mouvement, lent et compliqué par des questions administratives et foncières, est dénoncé par le patriarche Kirill de Moscou, inquiet, entre autres, de la perte de propriétés s’est accéléré à partir de l’invasion du 24 février. Selon un sondage du centre Razoumkov, seuls 4% des Ukrainiens se revendiquent de l’Eglise russe. Son interdiction sur décision politique scellerait son sort tout en soulevant de sérieuses questions quant au devenir du clergé et du patrimoine immobilier, ou encore de la manière dont l’Etat ukrainien procéderait, dans un climat de tensions exacerbées par l’invasion russe.
Quelles que puissent être les évolutions en Ukraine même, la jeune Eglise orthodoxe restera handicapée par le manque de reconnaissance internationale de ses pairs. 14 Eglises autocéphales (indépendantes) se sont jusqu’à présent mutuellement reconnues. Parmi elles, les quatre patriarcats “historiques” de Constantinople, Antioche, Jérusalem et Alexandrie. Dix se sont ajoutées au fil du temps, épousant de plus en plus les frontières nationales des Etats modernes d’Europe centrale. Au sein de cette communion synodale, le patriarche oeucuménique de Constantinople est considéré comme “le premier des égaux”. Il dispose de certaines prérogatives vis-à-vis des autres chefs d’Eglise, notamment celle de décider de l’autocéphalie de nouvelles Eglises.
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Le patriarche actuel, Bartholomée Ier, a ainsi déclaré l’indépendance de l’Eglise d’Ukraine en 2019 et de celle de Macédoine du nord en 2022. Ces dernières ne peuvent néanmoins s’inscrire en communion les 14 branches de l’Eglise tant que celles-ci ne l’ont pas reconnu. Dans le cadre de l’Ukraine, seules quatre Eglises ont franchi ce pas: Constantinople, la Grèce, Chypre et Alexandrie. L’opposition est menée par l’Eglise russe, qui rejette l’idée d’une rétrocession de son territoire canonique ukrainien.
Brouille canonique
La délivrance de l’autocéphalie s’inscrivait dans le cadre d’une rivalité ancestrale entre Constantinople et Moscou. Depuis la chute de l’empire byzantin en 1453, la Moscovie (actuelle Russie) nourrit l’ambition de devenir une “troisième Rome” et conteste l’autorité déclinante de Constantinople. Bartholomée, siégeant dans une Istanbul de moins en moins chrétienne, est d’ailleurs régulièrement menacé d’exil par un Président Erdogan que cet “anachronisme” irrite.
En soutenant l’indépendance de l’Eglise d’Ukraine, Bartholomée a donc contrarié les prétentions de Kirill, avec lequel il est en froid depuis des années. Le patriarche oeucuménique a aussi renouvelé son emprise sur l’Ukraine, un territoire canonique historiquement lié à Constantinople, aujourd’hui l’un des principaux foyers de la chrétienté orthodoxe.