LLB: Pourquoi l’Ukraine a été contrainte de créer une cour anti-corruption

Article publié dans La Libre Belgique, le 07/06/2018

“Hourra ! C’est le résultat de 2,5 ans de lutte ! Ce n’est pas encore une victoire totale, mais certainement un grand pas en avant !” Le directeur du Centre d’action contre la corruption, Vitaliy Shabounine, est extatique sur son post Facebook. Ce 7 juin, 315 parlementaires sur 382 viennent de voter la création d’une haute cour anticorruption, une des demandes clés de la société civile et des partenaires occidentaux de l’Ukraine. Dans l’hémicycle, les représentants de l’ancien régime du président déchu Viktor Ianoukovitch ont fièrement voté “non”, en faisant mine d’ignorer l’air réjoui du Président actuel, Petro Porochenko. “Nous avons aujourd’hui parachevé notre nouveau système de lutte anti-corruption”, s’est-il félicité.

“Il a fallu le pousser, Petro Porochenko…”, commente le député Moustafa Nayyem, ancien journaliste d’investigation. Depuis son arrivée à la présidence, les scandales de corruption se sont multipliés dans l’entourage de Petro Porochenko. La plupart des personnalités arrêtées ont trouvé leur salut dans la complicité des tribunaux. Plusieurs nouvelles institutions se sont révélées des coquilles vides, comme l’Agence en charge de vérifier les déclarations de patrimoine, pour beaucoup scandaleuses, des politiciens et fonctionnaires.

D’où l’exigence d’un nouveau tribunal indépendant, et les résistances de l’exécutif. En septembre dernier, Petro Porochenko provoquait un esclandre en déclarant “ne pas voir l’intérêt d’une haute cour anti-corruption, étant donné qu’elle n’existe dans pratiquement aucun autre pays du monde”. Avant de se rétracter et de soumettre un projet de loi à la Verkhovna Rada (Parlement).

Au terme de longues manigances pour tenter de créer une coquille vide, sous contrôle politique, le texte adopté le 7 juin semble être un compromis satisfaisant pour la Commission de Venise du Conseil de l’Europe. Mais de nombreuses questions demeurent. “Les autorités vont tout tenter pour placer leurs juges”, redoute l’avocat et expert de renom Roman Kyubida. Un “Conseil international d’experts”, en charge de la supervision du processus de formation, ne serait pas entièrement habilité à déjouer les manoeuvres de l’exécutif. La composition même de ce Conseil n’est pas définie. “Le risque existe que la cour formée soit sujette à manipulation”, avertit Roman Kyubida. Seuls la pratique, et le temps, pourront répondre à ces interrogations.

Une méfiance sous-tendue par l’idée que Petro Porochenko, opposé à l’idée de ce nouveau tribunal, n’avait plus le choix. Les Etats-Unis insistaient lourdement sur la création de cette cour. L’Union Européenne (UE) et le FMI y avaient conditionné des nouvelles tranches de assistance financière, respectivement de 1 milliard d’euros et de 2 milliards de dollars. Selon le ministre des finances, Oleksandr Danyliouk, “il manquerait à l’Etat 4 milliards de dollars pour boucler le budget 2018”. Petro Porochenko aurait donc facilité le vote du 7 juin pour obtenir cette aide, sans pour autant garantir le fonctionnement effectif de la Cour.

Comme pour donner raison aux sceptiques, Oleksandr Danyliouk, réformateur avéré, a été démis de ses fonctions par les parlementaires, ce même 7 juin. “Vous me renvoyez parce que je secoue le linge sale”, s’est insurgé le ministre, après avoir déclaré refuser de prendre part à des arrangements corrompus avec des collaborateurs du Président et avec le Premier ministre, Volodymyr Hroissman. Les parlementaires ont aussi désigné deux des trois auditeurs du Bureau national anti-corruption (NABU). L’intégrité de ces personnalités suscitent la méfiance des observateurs, d’autant qu’elles ont autorité pour paralyser le NABU. Or, sans détectives pur enquêter ou procureurs pour porter les affaires de corruption devant la Cour anti-corruption, celle-ci serait inutilisée.

Les militants anti-corruption seraient ainsi loin d’une “victoire totale”, qui plus est dans le contexte tendus de manipulations politiciennes, en amont des élections présidentielles du printemps 2019. Petro Porochenko est donné perdant face à sa rivale Ioulia Timochenko. L’ancienne égérie de la révolution orange de 2004 est depuis des années éclaboussée de scandales de corruption à répétition.

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