Regard sur l’Est: Euro 2012 en Ukraine. Du conte de fées au désastre?
Article publié sur le site de Regard sur l’Est, le 01 février 2009
«Un conte de fées s’est réalisé!», «Nous avons créé le futur!», «Une chance de réussir!»… En avril 2007, la presse et la classe politique ukrainiennes ne mâchaient pas leurs mots pour célébrer la décision historique de l’UEFA de confier l’organisation de l’Euro 2012 au ticket Pologne-Ukraine. Une occasion unique, en effet, qui porte les espoirs de nombreux pays «de l’Est». Alors pourquoi, un an et demi plus tard seulement, menace-t-on de retirer cette coupe des mains ukrainiennes?
On se souvient de l’euphorie qui a gagné le pays le 18 avril 2007. Oubliant l’espace de quelques heures ses difficultés, l’Ukraine entière fêtait sa victoire surprise, au point que les applaudissements effrénés des ministres, réunis en Conseil, furent portés au procès verbal. Les divisions politiques n’existaient plus, fondues dans un élan de fierté et d’unité nationale. Victoire surprise mais justifiée: la candidature des deux voisins centre-européens était ambitieuse, motivée, et ses soutiens étaient de poids. Ainsi, Michel Platini, président de l’UEFA, n’avait pas caché sa préférence pour une ouverture à l’est du continent.
Une chance de développement unique
Qu’est-ce que l’Euro peut bien apporter à un pays comme l’Ukraine, profondément divisé politiquement, incertain de son identité nationale et souffrant de lourdes pesanteurs économiques? Apparemment tout ou, du moins, beaucoup: du point de vue économique, l’effet d’accélérateur provoqué par l’accueil d’un championnat international n’est plus à démontrer: la Chine de 2008 ou le Portugal de 2004 en sont des exemples éloquents.
Tous les secteurs sont mobilisés par les préparatifs. Pour la seule capitale, Kiev, outre la rénovation du grand stade de la ville, on prévoit la construction de quarante-sept hôtels, de deux ponts sur le fleuve Dniepr, de deux aéroports sophistiqués, de lignes de métro supplémentaires et d’hôpitaux modernes. Il faut, autour des stades, des parkings capables d'accueillir au moins 7.000 véhicules et de larges axes routiers pour les y amener. Egalement concernée, la compagnie nationale de transports ferroviaires, Ukrzaliznytsya, a aussi annoncé dès 2007 son intention de se doter de locomotives pouvant dépasser les 200 km/h (contre 50 km/h en moyenne à l’heure actuelle).
Les préparations impliquent l’ensemble du territoire. Le championnat se déroulerait à Kiev, qui accueillerait entre autres le prestigieux match final (l’ouverture ayant été attribuée à Varsovie, comme proposé par le projet de candidature), mais aussi à Lviv, Donetsk et Dnipropetrovsk. Les stades d’Odessa et de Kharkiv sont placés en réserve, afin de parer à toute défaillance éventuelle des autres installations. Entre ces villes, les réseaux de transport doivent pouvoir acheminer rapidement les 600.000 touristes et supporters attendus. Il faut aussi leur offrir la possibilité d’assister aux événements en Pologne, qui accueillerait la moitié des compétitions. Et leur donner envie de revenir visiter l’Ukraine après la compétition: 2012 est une occasion unique de faire connaître un pays magnifique et mystérieux, capable d’offrir les meilleurs standards européens!
L’intégration européenne, enfin
Le football est depuis longtemps un facteur d’identification nationale en Ukraine, soutenue par exemple par les victoires du Dynamo Kiev aux championnats soviétiques. Désormais ébranlée par de multiples crises, l’Ukraine voyait a priori dans les préparatifs de l’Euro l’occasion rêvée pour épurer la vie politique, lutter efficacement contre la corruption, remplacer les luttes de pouvoir par une coopération loyale qui faciliterait la prise de décision et une gestion transparente du championnat. C’est toute l’identité nationale qui devait se trouver renforcée.
La dimension historique de la décision de l’UEFA tient aussi aux retombées politiques escomptées par l’Ukraine suite à l’organisation de l’Euro. Depuis les Jeux olympiques de Moscou de 1980 et ceux de Sarajevo en 1984, jamais l’Est du continent européen n’a accueilli de compétition sportive de premier plan. Aussi l’enthousiasme d’avril 2007 a-t-il largement débordé les frontières polono-ukrainiennes. Un éditorialiste tchèque écrivait, le 19 avril 2008: «Ce que l'UE, l'Otan, la Révolution orange et Lech Walesa n'ont pas réussi à faire, le football le fera!» Le partenariat renforcé avec la Pologne, ce «travail d’équipe» promis par les organisateurs de l’Euro, devait consacrer une ouverture grandissante à l’Occident.
L’euphorie de 2007 s’est presque apparentée à une foi -peut-être un peu naïve- en un renouveau de la nation ukrainienne: «l’effet Euro» était quasiment censé faire renaître le pays de ses cendres et en faire un Etat européen moderne et prospère en l’espace de cinq ans. Les Ukrainiens, de même que l’ensemble de l’Europe, ne pouvaient que se réjouir de cette perspective. Un an et demi plus tard, l’espoir s’est mué en pragmatisme anxieux.
L’Euro entre Varsovie et Edimbourg?
Dès janvier 2008, Michel Platini a fait part de son inquiétude quant à la lenteur des travaux. A partir de là, critiques et spéculations ont abondé, mettant en cause la capacité des deux voisins, et en particulier de l’Ukraine, à être prêts à temps. Jusqu’au 12 décembre 2008, date à laquelle le président de l’UEFA a clairement menacé: sans stade à Kiev, l’Euro pourrait être organisé par la seule Pologne.
Déchainées par ces commentaires, les imaginations se débrident et, régulièrement, des remplaçants sont annoncés: les noms de l’Italie, de l’Espagne ou même de la Russie circulent, tandis que l’Ecosse s’est elle-même proposée, dès juin 2008. Même le partenaire, le «frère slave» polonais, remet en cause sa confiance en l’Ukraine: après une semaine au poste de nouveau président de la Fédération polonaise de football, Grzegorz Lato a maladroitement admis, fin octobre 2008, que la Pologne serait prête à accueillir l’Euro avec… l’Allemagne!
La Pologne a en effet ses propres ambitions: l’enjeu est pour elle de rompre avec les préjugés dont elle est victime depuis l’ère communiste (comme celui des fameuses «routes polonaises») et de s’afficher comme un partenaire européen fiable et compétent au sein de l’UE. Le tout combiné à un agenda serré: élection présidentielle en octobre 2010, présidence de l’UE au second semestre 2011, adoption supposée de la monnaie européenne en 2012. L’organisation de l’Euro serait donc la consécration d’un retour en force en Europe, et il n’est pas sûr que les Polonais hypothèquent cette chance en s’encombrant d’un partenaire à la traîne.
Où sont les stades?
D’où vient donc cette peur? Simplement du fait que de nombreux projets n’ont même pas encore vu le jour. Un seul stade, celui de Dnipropetrovsk, est achevé. A Donetsk, où le stade devrait respecter les plus hauts standards de l’UEFA, la construction a déjà pris un an de retard. Or l’Arena Donbass n’avait à l’origine aucun rapport avec l’Euro 2012 puisque c’est l’oligarque Rinat Akhmetov, aujourd’hui l’homme le plus riche d’Europe, qui avait, dès 2004, entrepris de le construire pour «sa» ville.
A Lviv, le contrat de rénovation du stade Ukraina a été rompu pour la deuxième fois. L’entrepreneur autrichien, Alpine Bau, a annoncé ne pouvoir travailler compte tenu des restrictions budgétaires imposées par la municipalité. A Kiev enfin, un an vient d’être perdu dans une bataille juridique contre un centre commercial jouxtant le stade Olimpiysky, qui devait être détruit pour permettre l’agrandissement de l’arène.
Que feront les supporters entre les matchs? C’est une autre grande incertitude: les capacités hôtelières de Donetsk, ville la plus en avance selon l’UEFA, n’offrent que 2.000 chambres. 1.800 de plus sont prévues. Pour 100.000 visiteurs par match, cela peut poser des problèmes. De même pour les équipements sanitaires ou de restauration.
Relier les villes va relever de l’exploit: si les projets d’infrastructures routières devraient être à peu près menés à terme, ils ne prévoient pas une seule autoroute et se basent sur de larges portions de routes déjà en piteux état. Or 2.000 km séparent Gdansk et Donetsk; pour l’heure, un voyage par la route prend au minimum 22 heures. Par ailleurs, les trains nouvellement acquis seront inefficaces si les rails ne sont pas réhabilités. Par voie aérienne, même situation: la compagnie Wizzair vient juste d’inaugurer la première liaison low-cost entre la Pologne et l’Ukraine. Mais aucun aéroport ukrainien ne remplit les conditions de sécurité de l’UEFA.
Pourquoi?
Dix-huit mois après la décision de l’UEFA, il apparaît que certaines des promesses de l’Euro 2012 se sont simplement retournées contre ceux qui les avaient formulées. La crise politique, au lieu de s’effacer derrière les exigences d’unité, s’est fortement accentuée ces derniers mois. La dissolution de la Rada (parlement) en octobre 2008 prive le pays de gouvernement stable et paralyse la prise de décision. Ainsi, l’intellectuel Andrij Pavlyshyn, a récemment jugé l’Etat incapable d’agir et a appelé à un «soutien absolu» des oligarques. Ce qui ne devrait pas faire beaucoup progresser la lutte contre la corruption, déjà très importante, et nourrir les espoirs de gestion transparente des travaux. Grigori Surkis, président de la Fédération nationale de football, reconnaissait en avril 2008 qu’il ne s’attendait pas à de tels écueils dans la gestion du projet, un peu avant que le comité d’organisation ne soit remercié et remplacé. Les lacunes managériales sont également criantes dans la manière de traiter le hooliganisme, particulièrement violent dans certains stades. Il n’existe aucune banque de données centralisant les informations, comme on en trouve en Europe de l’Ouest. Et la plupart des hooligans arrêtés pendant des manifestations sont relâchés rapidement, sans contrôles approfondis.
L’Ukraine est, enfin, également confrontée à l’obstacle majeur que constitue désormais la crise financière: tarissement des investissements étrangers, réduction des fonds publics ou encore contraintes imposées pour recevoir l’aide du FMI n’aident pas à la bonne conduite des travaux. Evhen Chervonenko, le président du Comité ukrainien d’organisation, a déclaré dans une interview à l’Associated Press que 80% des hôtels en construction pour l’Euro-2012 ont vu leurs travaux interrompus à la suite du refus des banques de poursuivre les prêts. D’autant que les critiques se multiplient, doutant de la pertinence de fournir des pelouses et des fontaines aux stades alors qu’ouvriers et mineurs sont licenciés en masse. La question de la pérennité des investissements et de leur impact écologique est aussi de plus en plus soulevée: il semble que l’organisation du projet manque d’une vision à long terme…
Il reste trois ans et demi à l’Ukraine pour réussir le pari qu’elle s’est lancé. Surmonter les divisions internes, se mobiliser autour du prestige du championnat, du développement économique et de l’ancrage à l’Europe… tout cet enjeu constitue une réelle opportunité pour l’Ukraine, aujourd’hui mais pas éternellement: ni l’UEFA, ni la Pologne n’attendront très longtemps. L’humiliation d’un retrait de l’Euro pourrait bien plonger la nation dans une crise identitaire dont on aurait tort de sous-estimer l’ampleur. Le risque existe donc que le conte de fées se transforme en cauchemar.
Sources
Site officiel de l’Euro 2012
Site officiel de la préparation de l'Euro 2012
Kiev Weekly
Photo : Projection du stade Olympijski de Kiev (Site officiel de l’Euro 2012)
* Sébastien GOBERT est étudiant en Master II à l’IEP de Strasbourg, mention Politiques européennes, parcours franco-polonais.