Suites de l’affaire Kniaziev-Jevago

Comment est-ce qu’un juge, ancien Président de la cour suprême d’Ukraine, a été pris la main dans le sac avec un bakchich de 2,7 millions de dollars en liquide? Comment est-il resté officiellement juge pendant plus d’un an, avant d’être finalement déchu pour un cas qui n’avait rien à voir? Comment est-ce que tout cela nous redirige vers un hôtel privé du 7ème arrondissement de Paris?

Bonjour à tous c’est Sébastien et aujourd’hui on va parler de l’état de la lutte anti-corruption en Ukraine.

Le juge en question, c’est Vsevolod Kiaziev, 45 ans. Il a été déchu de son statut le 6 août, il y a deux jours.

Jusqu’en 2023 il était le président de la cour suprême, la plus haute instance judiciaire du système des tribunaux de droit commun en Ukraine.

En mai 2023, les organes de lutte contre la corruption font une descente chez lui et trouvent des liasses de billets, principalement des dollars. Cette somme fait partie d’un bakchich de 2,7 millions de dollars qui visait à soudoyer des magistrats pour émettre une décision favorable à un oligarque en exil.

Je vais y revenir.

L’affaire fait grand bruit, évidemment. Le juge Kniaziev est placé en détention. Mais en janvier de cette année, il est libéré en payant une caution de 450.000 dollars.

En parallèle, il conserve le statut de magistrat. Il est démis de son poste de président de la cour suprême mais il reste officiellement un juge, qui perçoit son salaire mensuel.

L’opinion publique et les militants anti-corruption, qui sont très actifs en Ukraine depuis la révolution de 2014, s’indignent.

Mais le fait est que l’enquête est lente, compliquée et le statut des magistrats protège le suspect.

En fait, c’est à cause d’une toute autre affaire que Kiaziev est déchu de sa fonction de juge: les enquêteurs ont découvert qu’il a loué un appartement de luxe dans le centre de Kiev pour seulement une vingtaine d’euros par mois, ce qui ressemble à s’y méprendre à un traitement de faveur injustifié…

Cela donne une idée de la personnalité de Vsevolod Kniaziev, qui incarne une classe de fonctionnaires, magistrats, hommes politiques et médiatiques qui a profité des dysfonctionnements de l’Ukraine post-soviétique pour brouiller les contours de la séparation des pouvoirs et s’enrichir indûment.

Et ces personnes existent toujours, même dans le contexte de l’invasion généralisée par la Russie.

On a vu des scandales de corruption au sein de plusieurs ministères, dont le ministère de la défense. L’actualité est parsemée d’affaires qui éclatent au grand jour dans les douanes, la santé, la police, la santé…

Mais qu’est-ce que ça nous apprend aussi?

Et bien ces scandales existent, mais ils sont dénoncés. Les organes de lutte contre la corruption, mais aussi les journalistes d’investigation, continuent d’enquêter et de publier les résultats de leurs enquêtes.

Et il y a une réponse systémique, à la fois du politique et du judiciaire.

En mai dernier, on a vu par exemple le ministre de l’agriculture arrêté pour détournement d’argent. C’est le premier ministre à être arrêté alors qu’il est en exercice.

Des juges, des députés, des chefs d’agences gouvernementales sont ainsi inquiétés par la justice.

Cela démontre la tendance aux réformes structurelles et à la lutte contre la corruption qui s’est lancée en Ukraine depuis la révolution de 2014 et qui s’est confirmée dans la durée.

Comme le cas de ce juge qui a été arrêté mais est resté juge le rappelle, c’est un mouvement long, compliqué, que moi je caractérise dans mon dernier livre par la formule: “deux pas en avant, un pas en arrière”. Des réformes, des contre-réformes. Des progrès dans la lutte contre la corruption, des scandales de corruption.

Mais la tendance est réelle. Dans l’index sur les perceptions de la corruption de Transparency international, L’Ukraine a reçu 36 points sur 100 en 2023, soit 3 points de plus qu’en 2022 et 10 points de plus qu’en 2014.

La corruption reste endémique mais les efforts sont réels.

Des efforts qui doivent aider l’Ukraine dans sa longue marche de l’intégration européenne. Mais aussi qui doit mettre à bas la pyramide de la corruption portée par l’oligarchie post-soviétique ukrainienne.

Et c’est là où j’arrive à l’hôtel particulier du 7ème arrondissement de Paris.

C’est l’hôtel de Jarnac, qui a été acheté en 2022 par l’oligarque Konstantin Jevago - ce même oligarque qui aurait été à l’origine du bakchich de 2,7 millions de dollars pour obtenir une décision en faveur de ses entreprises.

J’emploie le conditionnel car l’enquête est encore en cours.

Jevago s’est exilé d’Ukraine depuis 2019. Placé sur la liste de recherche d’Interpol, Il avait disparu pendant un temps, mais un journaliste ukrainien l’a retrouvé, en fait très facilement, sur la côte d’Azur.

La justice française a fini par l’arrêter à Courchevel fin 2022.

Mais Jevago s’est acquitté d’un million d’euros de caution et vit depuis en liberté.

La France a refusé son extradition à cause de l’état de guerre en Ukraine.

Konstantin Jevago n’est qu’un oligarque parmi d’autres qui sent que le vent tourne peut-être pour l’oligarchie ukrainienne.

Mais comme on le voit, les procédures pour réduire l’influence de ces oligarques sont complexes. Elles dépendent beaucoup de la volonté politique à la fois en Ukraine, mais aussi dans les pays qui accueillent ces oligarques en exil.

Et là, il y a quand même tout une série de questions à adresser à la France, tant sur la remise en liberté de l’oligarque que sur l’origine des fonds qui ont servi à acheter l’hôtel particulier du 7ème arrondissement…

Ce sont des questions fascinantes, bien sûr techniques et complexes. Mais l’oligarchie, la corruption et les efforts de la lutte anti-corruption, j’y reviendrai à plusieurs reprises sur cette chaîne - pour mieux comprendre cette Ukraine qui toque à la porte de l’Union européenne, au-delà des gros titres.

Pour l’heure, je vais vous remercier, je file, et je vous retrouve demain!

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