TDG: Le Donbass, oublié du monde, vit au bord de la crise alimentaire

Reportage publié dans La Tribune de Genève, le 26/09/2016«Je fais l’aller-retour plusieurs fois par semaine. J’ai un fils côté ukrainien, un fils côté séparatiste, donc je fais la navette.» Chargée de sacs en plastique et de valises de fortune, la femme avance péniblement. Sous une pluie drue de septembre, elle se fraie un chemin parmi les centaines de personnes parcourant le point de passage de Stanitsa Louhanska. Une «frontière» stabilisée depuis l’automne 2014, qui ne dit pas son nom, gardée par des militaires nerveux et désabusés.img_6253«Ce sont entre 4000 et 6000 personnes qui traversent chaque jour, pour un temps d’attente entre trois et cinq heures», explique un officier ukrainien représentant la SIMIC, organe militaire de coopération avec les civils. Lui ne donnera pas son nom, pas plus que les civils évoluant dans le no man’s land, entre panneaux indiquant des champs de mines et des toilettes de fortune.«Les passages sont incessants, car les gens vivant dans les territoires occupés viennent de notre côté acheter des produits d’alimentation, qui sont bien plus chers là-bas.» Beaucoup les achètent pour leur consommation personnelle, d’autres pour les revendre. Selon plusieurs estimations, la contrebande des produits les plus basiques atteindrait des niveaux record.Un exil de misèreA Stanitsa Louhanska, le passage est plus compliqué qu’ailleurs, le long des 400 kilomètres de ligne de front. Le pont enjambant la rivière Donets a été bombardé au début de 2015 et remplacé par de frêles passerelles en bois pour piétons. «Ils ont parlé à un moment de le reconstruire, mais ils n’arrêtent pas de tirer, alors il faut y aller à pied», se désole une autre femme tirant un cabas rempli à ras bord.img_6249«C’est calme depuis plusieurs jours», assure pourtant un soldat ukrainien à son poste d’observation. L’homme, visiblement désœuvré et enivré, explique que les tentatives d’instaurer des cessez-le-feu entre les forces ukrainiennes d’une part, et les unités prorusses et russes d’autre part, conduisent en général à une certaine accalmie. «Là, ils ont annoncé des trêves le 1er, le 10 et le 15 septembre. On sait que ça ne tiendra pas. Mais au moins, c’est plus calme…»«Louhansk, c'est fini!»L’autre côté, interdiction pour les journalistes d’y aller sans accréditation préalable. Il faut se contenter de recueillir les impressions des passants. L’un s’estime satisfait de sa vie à Louhansk, décrite par le très typique normalne («normal» en russe). Une autre femme chuchote pour remercier la Russie d’acheminer des vivres en territoires séparatistes. «Kiev serait prêt à nous laisser mourir de faim!» s’insurge-t-elle. Une troisième femme, dans la soixantaine, porte dans ses sacs des vêtements, une couverture et un lustre de salon. Elle progresse rapidement vers le côté ukrainien. «Louhansk, c’est fini. J’ai attendu deux ans, mais je vois qu’il n’y a plus aucun espoir là-bas. Je vais vivre avec ma famille à Kharkiv.» Puis elle ajoute: «En Ukraine.»Soutenue par les siens, cette femme devrait être assurée de certains moyens de subsistance. En mai 2016, plus de 1,7 million de personnes étaient enregistrées comme déplacés du Donbass, et réfugiés dans d’autres régions d’Ukraine. Pour la plupart d’entre eux, «la situation reste des plus précaires», explique Anna Rudenko, coordinatrice d’un collectif de personnes déplacées à Severodonetsk, au nord de Stanitsa Louhanska. «Des milliers de personnes s’entassent dans des hôtels et des centres de fortune. Et encore, dans les résidences universitaires, la Municipalité a évacué des dizaines de déplacés pour faire place aux étudiants!»Les déplacés qui peuvent louer des appartements doivent en payer les factures, notamment celles de gaz, qui ont fortement augmenté, en accord avec les conditions d’aide du FMI. Les possibilités de travailler existent, mais «pas de manière officielle», soupire Anna Rudenko. De manière générale, l’Etat est fortement critiqué pour son manque de soutien aux personnes déplacées qui continuent, pour beaucoup, à dépendre de l’aide humanitaire.img_6297Les crève-la-faimA Slaviansk, dans la région de Donetsk sous contrôle ukrainien, ils sont ainsi plusieurs centaines à rechercher leurs noms sur des listes, afin de recevoir des colis de nourriture du Programme alimentaire mondial (PAM). «Ce sont des rations suffisantes pour un mois. Sans cela, ce serait vraiment dur», confie la déplacée Iryna Sebakhatova, mère de trois enfants.Une aide qui est, elle aussi, remise en cause. «A cause de la multiplication des conflits dans le monde, l’Ukraine est passée sous le radar», reconnaît Déborah Nuyen, chargée de communication du PAM. L’objectif était de toucher 280 000 personnes en 2016: il a été ramené à 100 000 bénéficiaires, dans le meilleur des cas.

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