Religioscope: En Ukraine, la nouvelle Église orthodoxe autocéphale s’organise
Article publié sur le site de Religioscope, le 21/01/2020
Un an après son établissement par la fusion de deux organisations ecclésiales orthodoxes ukrainiennes, l'Église orthodoxe d'Ukraine jouit d'une certaine prépondérance numérique dans le pays, mais rassemble moitié moins de paroisses que l'Église rivale restée liée au patriarcat de Moscou. Son existence bouleverse les relations dans le monde orthodoxe, mais c'est sur la situation en Ukraine que se penche Sébastien Gobert pour nous proposer un bilan provisoire dans cet article.
Mon Église sera bientôt sur smartphone. En 2020, l’Église orthodoxe d’Ukraine adopte une dimension résolument moderne avec la création d’une application, Mon Église. « Les utilisateurs pourront y trouver une série d’informations pratiques, telles que les horaires des services liturgiques, ou un annuaire des églises », explique l’archevêque Yevstraty Zoria. C’est le choix de l’innovation technologique et de l’accessibilité pour une jeune institution, créée il y a un peu plus d’un an, le 15 décembre 2018. En entrant de plain-pied dans l’espace médiatique du 21e siècle, l’Église tente aussi de réussir son entrée dans l’histoire.
« L’Église existe, c’est indéniable », s’est félicité le métropolite Épiphane, 41 ans, à l’occasion d’une célébration liturgique pour le premier anniversaire de l’Église, le 15 décembre 2019. « Nous avons gagné en maturité, nous avons préservé l’unité, et nous avons établi des institutions durables ». Même si l’Église s’est bâtie en grande partie sur des structures préexistantes de l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Kiev, et de l’Église orthodoxe autocéphale ukrainienne, toutes deux dissoutes, la construction d’une nouvelle organisation religieuse n’est certes pas une mince affaire. Et pourtant, nombre d’observateurs attendaient un développement plus conséquent dans la première année d’existence de l’Église.
Portée sur les fonts baptismaux par l’ancien président Petro Porochenko le 15 décembre 2018, l’Église orthodoxe d’Ukraine a reçu le tomos d’autocéphalie du patriarche œcuménique Bartholomée de Constantinople le 7 janvier 2019, jour de la Noël orthodoxe. En rompant avec un attachement des territoires canoniques ukrainiens à l’Église russe depuis 1686, l’initiative, très médiatisée, était porteuse d’un projet d’unification des différentes branches de l’orthodoxie représentée en Ukraine : l’Église autocéphale, le patriarcat de Kiev, mais aussi l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou[1].
Un an plus tard, force est de constater que cette dernière reste très implantée dans le pays. Le statut du patriarcat de Kiev reste incertain, en raison de la résistance du turbulent Philarète (né en 1929, qui l’avait dirigé de 1995 jusqu’à l’octroi du tomos). L’Église menée par Épiphane, elle, n’est pas parvenue à rallier autant de paroisses que prévu, et seules trois des Églises orthodoxes à travers le monde l’ont reconnue à ce jour[2]. « 2019 a été une année d’occasions, mais aussi de frustrations », résume Taras Antoshevskiy, directeur du portail RISU (Religious Information Service of Ukraine).
Une implantation solide malgré un flou numérique
Au contraire de la croyance générale véhiculée par l’engouement médiatique de la fin 2018, l’Église orthodoxe d’Ukraine n’est pas totalement indépendante. Si elle s’est détachée de Moscou, le tomos d’autocéphalie n’en a pas fait un patriarcat, mais une métropole, avec des liens de subordination au patriarcat œcuménique de Constantinople. Elle revendique le plus grand nombre de fidèles en Ukraine, ce qui est confirmé par deux études distinctes. Selon l’Institut international de sociologie de Kiev en mai 2019, 48,8 % des quelque 20 millions d’Ukrainiens rattachés à l’orthodoxie affirment relever de la nouvelle Église, contre 14,2 % affiliés au Patriarcat de Moscou. 16,3 % des répondants se déclarent orthodoxes sans affiliation particulière. Selon le Centre Razumkov en novembre 2019, seuls 20,3 % des répondants se considérant comme orthodoxes se disent affiliés à la nouvelle Église, contre 16,3 % à l’Église russe, tandis que pas moins de 46,6 % se décrivent comme orthodoxes sans préférences. Certains écarts conséquents entre les deux sondages peuvent être expliqués par les méthodologies différentes, mais aussi par le fait que l’Institut international de sociologie de Kiev n’inclut pas le patriarcat de Kiev dans ses questions. Selon le rapport du Centre Razumkov, 11,9 % des Ukrainiens orthodoxes affirment s’y rattacher. Cela modifie les résultats, même si les deux études confirment une certaine prépondérance de la nouvelle Église en termes numériques[3].
En revanche, la métropole compte seulement quelque 6000 paroisses, environ moitié moins que celles de l’Église liée au Patriarcat de Moscou. Hormis le monastère Saint Michel du dôme d’or à Kiev, elle n’exerce son autorité sur aucune des trois « Laures », lieux de pèlerinage de la chrétienté orthodoxe en Ukraine. Entamé avec un intérêt marqué du public, le mouvement de transfert de paroisses de l’Église ukrainienne sous obédience de Moscou à l’Église autocéphale d’Ukraine n’a concerné que quelque 500 communautés, sur plus de 12 000 relevant du patriarcat de Moscou[4]. Les chiffres n’en restent pas moins contradictoires. Selon Épiphane, plus de 600 paroisses auraient opéré leur transfert. Mais selon la direction de l’Église ukrainienne du patriarcat de Moscou, 100 églises auraient été saisies de force, 220 réenregistrés de manière illégale, et seules 78 communautés auraient volontairement rejoint la jeune Église. À en croire le métropolite Antony de l’Église russe, cité par l’agence Interfax en décembre 2019, ce serait en fait son institution qui aurait crû en nombre de paroisses, de prêtres et de moines.
Ce flou numérique est entretenu par l’absence de recensement clair par les ministères de la Justice et de la Culture, mais aussi par le nombre de procédures de transferts et d’actions en justice actuellement en cours. Pour Épiphane, « rien ne presse ». S’il se dit convaincu du potentiel de son Église à unifier les différentes branches de l’orthodoxie, il appelle à des ralliements « pacifiques, calmes et volontaires ». Le maillage géographique de la nouvelle Église donne une idée plus précise de son influence : l’essentiel de ses paroisses est concentré dans l’ouest et le centre du pays, terres historiques de l’ancienne Église autocéphale et du patriarcat de Kiev. La métropole est contrainte à la clandestinité dans les territoires séparatistes de Donetsk et Louhansk, et soumise à fortes pressions en Crimée annexée par la Russie.
Les réalités d’un projet politique
Une raison de ce développement somme toute mesuré de la nouvelle Église par rapport aux attentes de ses promoteurs réside dans la différence entre la perception véhiculée dans l’espace médiatique fin 2018 d’un raz-de-marée unificateur, et les réalités complexes du pays. Celles-ci ont d’ailleurs été illustrées par les chocs électoraux de 2019. Issu d’une famille juive, Volodymyr Zelenskyy a pris ses distances avec les affaires religieuses dès son investiture, à travers une vidéo plaçant sur un pied d’égalité plusieurs dignitaires religieux de différentes confessions. En rupture avec l’équipe de Petro Porochenko, les institutions d’État sous Zelenskyy ne manifestent pas un soutien quelconque à la nouvelle Église orthodoxe, qui bénéficie ainsi de moins de subventions publiques ou de relais administratifs qu’espéré.
À l’en croire pourtant, cette configuration lui convient. De cette manière, la métropole n’est pas assimilée à une « Église d’État », comme beaucoup l’avaient critiquée début 2019. Petro Porochenko lui-même était décrié comme un nouvel Henri VIII : « sa » nouvelle Église aurait été motivée par un pur opportunisme électoral, selon ses détracteurs. Désormais privé de patron politique, Épiphane se doit de « gagner les cœurs et les âmes, sans empressement ». Il a pour cela imprimé des allègements, afin de rapprocher l’Église de ses fidèles. Il a par exemple autorisé la disposition de chaises dans les nefs pendant les services liturgiques. Si les femmes sont invitées à revêtir un voile à l’entrée des églises, elles sont autorisées à entrer tête nue. « Il est important de regarder la personne pour ce qu’elle est, sans se soucier du code vestimentaire », explique le diacre Omelyan, porte-parole de l’Église, dans un entretien à Deutsche Welle.
L’Église autocéphale a aussi exploré les possibilités d’un passage de la célébration de la fête de Noël du 7 janvier au 25 décembre, dans le but de préparer l’Église à adopter le calendrier grégorien[5]. La transition ne se fera cependant pas dans un futur proche, Épiphane estimant que « nos fidèles ne sont pas prêts »[6]. L’initiative marque néanmoins une orientation pro-européenne claire et, par concomitance, une dimension très politique de son Église. À l’instar de Petro Porochenko, Épiphane la considère ainsi comme « un outil au service des intérêts de la nation et de l’État ukrainiens ».
Une forte adversité, externe comme interne
L’un des principaux freins au développement de la métropole tient à la faiblesse de sa reconnaissance internationale. Épiphane a beau envisager établir des relations avec « quatre ou cinq Églises supplémentaires » en 2020, les questions restent nombreuses quant aux prérogatives canoniques de Kiev, et au bien-fondé de l’initiative de Bartholomée d’accorder un tomos d’autocéphalie. Les pressions de l’Église russe en dissuadent aussi plus d’un. Le patriarche Kyril à Moscou s’est distingué par une véhémence sans précédent à l’encontre de Constantinople et de Bartholomée.
En contraste, les relations en Ukraine même entre l’Église russe et la métropole n’ont pas été marquées par les provocations et tensions que nombre d’observateurs attendaient. « Le clergé du patriarcat de Moscou a compris que la nouvelle Église sans Porochenko était bien plus faible que prévu », estime l’archimandrite et professeur en théologie Cyril Hovorun. « Ils n’ont donc pas jugé utile de chercher la confrontation ». Il note que l’Église russe n’est pas pour autant restée passive. Plusieurs conférences et réunions ont été autant d’occasions d’imposer une discipline au sein du clergé. Un recours en justice a aussi cherché à invalider le nom de la nouvelle Église, sans succès. « De manière générale, la concurrence est bonne pour chacune de ces Églises », poursuit Cyril Hovorun. « Elle induit une motivation à se réformer. En particulier, le patriarcat de Kiev, sur lequel s’est basée l’Église d’Ukraine, était une institution très fermée, très soviétique dans ses pratiques. Épiphane a l’occasion d’en moderniser toute la structure ».
Ce sont d’ailleurs les reliquats du patriarcat de Kiev, sous la férule de l’ancien patriarche Philarète, âgé de près de 91 ans, qui ont provoqué un test existentiel pour la nouvelle Église. L’ancien patriarche, dont la réputation est très controversée depuis son ascension dans la hiérarchie de l’Église russe pendant l’ère soviétique, a mené une fronde ouverte contre Épiphane au printemps. Motif : il aurait été trompé par le métropolite et Petro Porochenko, qui lui auraient promis un rôle dirigeant au sein de la métropole. Sa tentative de restaurer le patriarcat de Kiev et de recouvrer son clergé et ses propriétés ont néanmoins échoué. Philarète, isolé dans la cathédrale Saint Volodymyr de Kiev que lui avait réservée Épiphane, n’est pas parvenu à rassembler plus de mécontents qu’une poignée de prêtres et deux évêques. Deux de ses recours en justice pour rétablir le patriarcat ont échoué. Le 7 janvier, même la chaîne publique ukrainienne, Souspilné, lui a refusé la retransmission de sa traditionnelle messe de Noël.
Cette crise, qui aurait pu coûter à l’Église une large partie de son assise territoriale, a au contraire été l’occasion pour Épiphane d’affiner son style de dirigeant modéré et patient, mais ferme. Pour lui, l’attitude de Philarète n’est guère digne de considération dans la mesure où « quelques forces prorusses jouent dans le dos du patriarche honoraire, même s’il ne semble pas lui-même s’en rendre compte », comme il le déclare dans un entretien à Oukrainska Pravda. En résistant à Philarète, Épiphane a par ailleurs fidélisé les représentants de l’ancienne Église autocéphale, et probablement envoyé un signal bienvenu à d’autres Églises orthodoxes à travers le monde, de longue date défiantes envers Philarète.
Si l’ancien patriarche est désormais ostracisé, il ne semble pas prêt à apaiser les relations avec l’Église d’Ukraine. Le 10 janvier, il a officiellement rétracté sa signature de l’acte de fondation de la métropole. Une déclaration « sans conséquence » pour l’archevêque Yevstraty Zoria, même si elle montre que l’idée de la survivance du patriarcat de Kiev restera une épine dans le pied d’Épiphane, du moins du vivant de Philarète.
Autre effet collatéral de cette dispute : elle a permis à la nouvelle Église de connaître un renouveau d’intérêt médiatique, après être tombée dans les limbes de la normalité suivant l’élection présidentielle d’avril. Il est de fait remarquable que le projet politique de la fondation de l’Église se soit dissipé aussi rapidement, après avoir dominé l’agenda médiatique du second semestre 2018. L’existence de la nouvelle Église orthodoxe d’Ukraine est un phénomène dont la portée historique, religieuse et symbolique ne peut être sous-estimée. Mais c’est sur la scène internationale du monde orthodoxe qu’elle a suscité le plus de bouleversements, bien plus que dans la réalité religieuse en Ukraine.
Sébastien Gobert
Notes
Nombre de médias ukrainiens la dénomment aujourd’hui « Église russe en Ukraine », mais ce n’est pas le nom qu’elle accepte ou utilise elle-même. ↑
Il s’agit du patriarcat œcuménique de Constantinople, du patriarcat d’Alexandrie, et de l’Église de Grèce, même si la reconnaissance par cette dernière n’est pas encore officiellement actée. ↑
Il serait également intéressant de pouvoir établir des corrélations entre les autodéfinitions de ces pourcentages et les taux de pratique religieuse, mais les données disponibles ne semblent pas le permettre pour le moment (NDLR). ↑
Une carte interactive en ligne permet de suivre le processus: https://www.google.com/maps/d/viewer?mid=1XQR0sfHFFiiXyGiVYqI1mNylJ9fFPdnh&ll=48.99498723042645%2C29.884009600000013&z=6 ↑
Pour le cycle des fêtes fixes, certaines Églises orthodoxes, à commencer par le Patriarcat de Constantinople et l’Église de Grèce dès les années 1920, ont adopté le calendrier grégorien, non sans résistances (il existe ainsi en Grèce des groupes dits « vieux-calendaristes » qui n’ont jamais accepté ce changement) (NDLR). ↑
« Nous continuerons de mener un travail éducatif et, quand nous verrons que la grande majorité des chrétiens orthodoxes sont prêts à changer de calendrier, nous procéderons à cette réforme », a déclaré le métropolite Épiphane au mois de décembre 2019 (« Epifaniy: Orthodox Church of Ukraine will celebrate Christmas on December 25, if everyone supports this idea », 112 Ukraine, https://112.international/society/epifaniy-orthodox-church-of-ukraine-will-celebrate-christmas-on-december-25-if-everyone-supports-this-idea-46546.html). ↑