RFI: Les protestations de 1968 vues par les dissidents soviétiques

Reportage diffusé dans l’émission Accents d’Europe, sur RFI, le 04/05/2018

Il y a 50 ans, les évènements de mai 68 défrayaient la chronique en France. Mais ils s’inscrivaient aussi dans un contexte plus global. Une trentaine d’années après la seconde guerre mondiale, une nouvelle génération tentait de s’affranchir de l’ancien monde et de repousser ses limites. En France, mais aussi aux Etats-Unis, ou encore en Tchécoslovaquie communiste, et même en URSS. Les dissidents civiques de l’époque avaient fait trembler le régime communiste… Sébastien Gobert en a parlé avec deux vétérans, en Ukraine. 

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C’est dans un café historique de Lviv que Myroslav Marynovych a décidé de nous rencontrer. Au cœur de la capitale de l’Ukraine occidentale, traditionnel foyer de contestation de l’autorité, de Moscou ou de Kiev, il est venu pour partager ses souvenirs de dissidence. Tout a commencé au printemps 1968. Il avait alors 19 ans. Et ce dont il se rappelle, ce n’est pas de l’occupation de la Sorbonne à Paris, mais des chars soviétiques dans Prague au mois d’aout.

Marynovych: Je me rappelle de cette transmission radio depuis Prague. Un journaliste qui décrivait l’insurrection en direct. “Je vois les tanks soviétiques dans la rue à travers la fenêtre”. “Là les gens sont déjà dans un couloir”. Il parlait, il parlait, et d’un coup, le silence. C’était vraiment terrible. Nous avons compris qu’il avait été arrêté, et puis, plus rien. 

C’est la première fois que Myroslav Marynovych réalise que le système soviétique ne correspond peut-être pas l’utopie socialiste dans laquelle il a été bercé.

Mykola Ryabchuk avait 15 ans à l’époque. Il a eu le même sentiment.

Ryabchuk: Les événements en Tchécoslovaquie ont été vécus comme très proches de chez nous, vous savez, comme quelque chose qui pouvait aussi nous arriver.  C’était un mouvement qui pouvait stimuler des réformes, et c’est pour ça que les Soviétiques l’avaient désapprouvé. L’idée d’une libéralisation était très dangereuse pour eux. Pour moi, c’était la fin de cette idée d’un socialisme à visage humain. 

En France, au contraire à la même époque, l’ idée est très en vogue. Mais comme ses compatriotes, Mykola Ryabchuk n’a accès qu’à une information limitée, et suit les manifestations du printemps à Paris avec beaucoup de distance.

Ryabchuk: Avec les événements en France, nous avions des sentiments un peu plus ambivalents. D’un côté nous sympathisions avec ce mouvement anti-bourgeois. Mais on voyait aussi que les Soviétiques tentaient de s’approprier ce mouvement, comme ils essayaient de récupérer le mouvement anti-guerre en Occident. Nous étions donc un peu sur la réserve. On voyait les Français comme des… pas comme des idiots utiles mais comme des gens qui ne comprenaient pas la nature de l’URSS. Bien sûr, maintenant j’ai compris que mai 68 n’était pas en faveur de l’URSS, mais à l’époque ce n’était pas clair.

Toujours est-il que les Soviétiques comprennent qu’un vent de contestation souffle sur le monde industrialisé, qu’il soit capitaliste ou communiste. Les changements sociétaux, de même que les principes des droits de l’homme, sont à la mode. En 1975, l’URSS signe l’Acte Final de la Conférence d’Helsinki, par laquelle elle s’engage à respecter les droits fondamentaux de ses citoyens.

Myroslav Marynovych est alors déjà engagé dans une forme de dissidence passive. 1975 marque une nouvelle révélation.

Marynovych: On a découvert que la réalité de l’URSS ne correspondait pas du tout à l’esprit de l’accord signé par Brejnev.

Signature des Accords d’Helsinki, 1975

En Union Soviétique, les droits collectifs priment sur les droits individuels. Une manière d’affirmer la supériorité de l’idéologie communiste, mais aussi une façon de réprimer toute déviance et contestation au système. Mais une fois l’Accord d’Helsinki signé, Myroslav Marynovych et ses amis prennent les autorités soviétiques au mot. Ils fondent le groupe ukrainien d’Helsinki en 1976, en partenariat avec des dissidents moscovites et lituaniens, pour discuter publiquement des droits de l’homme en URSS.

Marynovych: Nous n’avions pas une position critique vis-à-vis du système. Nous ne parlions que droits de l’homme. Mais la subtilité, c’était que ce concept était incompatible avec le système! En défendant les droits de l’homme, nous luttions contre le système. Ca produisait quelques situations très cocasses.

Ils sont donc immédiatement considérés comme dangereux et placés sous surveillance.

Marynovych: Je me rappelle très bien un des enquêteurs, qui me disait: vous êtes pire qu’un meurtrier. Un assassin peut tuer une ou deux personnes, mais vous vous en contaminez des millions. 

Le groupe poursuit son activité pendant quelques mois. Jusqu’à ce mois d’avril 1977, où on invite Myroslav Marynovych à une réunion très sensible.

Marynovych: Nous nous sommes concertés avec un ami. Aller à cette réunion, c’était la certitude de se faire arrêter. Toutes les activités publiques étaient punies. Mais si nous avions décliné l’invitation, nous n’aurions pas pu nous prendre au sérieux. Alors nous y sommes allés. Nous avons rejoint le groupe de Mykola Roudenko, et je dois dire que c’était la meilleure décision de ma vie. Tout ce qui s’est passé après découle de cette décision. 

Quelques temps plus tard, Myroslav Marynovych est arrêté, et condamné à la peine maximale: 7 ans de travaux forcés et 5 ans d’exil. Il passe plusieurs années entre l’Oural russe et le Kazakhstan, avant d’être autorisé à rentrer en Ukraine de l’ouest à la faveur de la libéralisation de la Perestroika de Mikhail Gorbatchev. De là, il assiste à l’implosion inexorable de l’URSS.

Marynovych: J’avais bien vu qu’il y avait une réelle volonté de démocratiser le système. Mais je comprenais trop bien la nature de l’URSS pour pouvoir croire que cela puisse réussir. 

La fin de l’URSS a été provoquée par la combinaison de multiples facteurs, et la seule dissidence du groupe d’Helsinki n’a pas renversé le géant à elle seule. Mykola Ryabchuk ne se considère même pas comme un dissident. Il avait été expulsé de son université pour contestation étudiante, et mis à l’écart de la vie publique pendant quelques années. Il est néanmoins persuadé que son cas, et ceux des membres du groupe d’Helsinki, ont changé des choses.

Ryabchuk: Ça a probablement encouragé certaines personnes, qui n’étaient pas aussi courageuses ou actives. La pression internationale a aussi sûrement contraint le régime… Gorbatchev a probablement été sensible à ça. Ca a eu un impact, même indirect. Un peu comme le ruissellement de l’eau qui érode la pierre. 

Comme ailleurs à travers le monde, les jeunes contestataires soviétiques des années 60 ont bien contribué à construire une nouvelle société; même si beaucoup plus tard. Un processus qui ne s’arrête pas dans l’Ukraine indépendante. Face à la guerre dans l’est, une grave crise économique, et l’immoralité d’une classe politique corrompue, les jeunes générations n’ont pas fini de contester l’ordre établi.

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