Volhynie. Entre la Pologne et l’Ukraine, le passé qui ne passe pas
La Pologne est un des alliés les plus fiables de l’Ukraine depuis 2022, a fortiori depuis son indépendance en 1991.
Mais les deux pays ont un passé mouvementé, et des historiographies parfois contradictoires.
Qui ont des conséquences bien réelles aujourd’hui.
Pourquoi est-ce que l’histoire se met en travers des relations entre la Pologne et l’Ukraine, et par extension entre l’Ukraine et son intégration européenne?
Et pourquoi beaucoup de ces contentieux remontent à un massacre qui s’est déroulé il y a déjà 81 an…?
Bonjour à tous, c’est Sébastien, et bienvenue dans cette vidéo dans laquelle on parle des massacres de Volhynie, Volyn en ukrainien et Volyn en polonais, et de la pierre d’achoppement que leur traitement mémoriel en fait.
Une fois n’est pas coutume, je rajoute des extraits vidéos de mon récent passage à un monument polonais dédié à la tragédie. Vous avez sans doute remarqué que mon fond change d’une vidéo à une autre: je me suis lancé dans un voyage à vélo entre Lviv où j’habite et Bruxelles où j’ai habité.
En tout cas je peux déjà répondre à une question très fréquente: non, le vélo n’est pas électrique.
Mais bon, je ne vais pas plus loin, Si vous voulez me suivre, c’est plutôt sur Instagram.
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Commençons par le retour historique:
dans les affres de la seconde guerre mondiale, les nationalistes ukrainiens de l’armée insurrectionnelle ukrainienne se livrent, entre 1942 et 1943, à des massacres de populations civiles polonaises dans la région de Volhynie, Volyn donc.
Il y a tout un arrière plan historique, une histoire commune et complexe qui remonte au 14ème siècle, je ne développe pas dans ce format de vidéos.
Mais pour le dire de manière schématique, l’UPA se livre à un nettoyage ethnique de la région en vue d’établir un Etat ukrainien indépendant.
Les Polonais considèrent cela comme un génocide, j’y reviendrai.
Les massacres atteignent leur paroxysme le 11 juillet 1943, le “dimanche sanglant”, quand 99 villages polonais sont attaqués simultanément.
On estime le nombre de victimes polonaise entre 60 et 90.000 morts.
Les Polonais qui ont riposté: entre 10 et 20.000 civils ukrainiens ont aussi trouvé la mort au cours des massacres.
Tout cela se fait sous le regard parfaitement indifférent des Nazis, qui contrôlent alors la région.
Puis ils perdent la guerre, les Soviétiques conquièrent toute l’Europe de l’est et du centre.
Les Soviétiques font avec Volyn ce qu’ils font ailleurs, notamment avec les Juifs: ils ignorent plus ou moins les massacres, ne déterrent pas les victimes, ne commémorent pas les pertes.
En plus, Staline évacue les Polonais restants pour les envoyer à l’ouest, et transporte les Ukrainiens de Pologne vers l’Est, vers l’Ukraine soviétique.
Ce qui fait que les fosses communes ne sont pas exhumées et que cette histoire n’est pas traitée.
A partir de la chute de l’URSS, les Polonais réactivent la mémoire de Volyn et en font un de leurs traumatismes nationaux
Les Ukrainiens, eux, restent dans un déni tout à fait soviétique pendant de nombreuses années.
C’est seulement à partir des années 2000 que des efforts sont entrepris pour se rapprocher de la Pologne et que le dossier est peu à peu rouvert par des historiens et des personnalités politiques.
Mais il y a une différence de perception qui demeure.
Par exemple, les Polonais parlent de Rzez Wolynska, qui veut dire “massacre de Volyn”.
Les Ukrainiens parlent eux de la Volhynska Trahediia, la tragédie de Volyn.
En 2016, la Sejm, le parlement polonais a reconnu les massacres comme un génocide
Un terme que les Ukrainiens récusent.
Et puis c’est un terme qui est de toutes les manières très politisé, usé à tort et à travers à notre époque, donc il faut faire très attention avec ce terme génocide.
Mais en tout cas ça montre bien que la différence de perception est majeure.
Les Polonais ont fait de Volyn un sujet de société, on le voit à travers des films, des documentaires, des débats, des expositions
Et ce monument qui a été érigé en juillet 2024 dans l’est de la Pologne, dont je vous passe les images. J’en parlerai à la toute fin de la vidéo.
Alors qu’en Ukraine, la question est quasiment absente du débat public.
Les Ukrainiens ont été occupés à construire leur propre historiographie en tant qu’Etat indépendant,
Et cela implique un accent mis sur les accomplissements mais aussi les souffrances de sa propre nation
donc la première guerre d’indépendance en 1918-1921, l’Holodomor, la grande famine de 1932-33, et la guerre actuelle depuis 2014, entre autres.
les massacres de Volyn, ou les pogroms qui ont été perpétrés contre des populations juives, on en parle moins.
Il y a aussi une certaine volonté de plusieurs acteurs de protéger la mémoire de l’UPA, qui sont promus surtout à travers le prisme de leur lutte en faveur de l’indépendance de l’Ukraine.
Attention, j’insiste, l’Ukraine est un pays ouvert et pluriel, les historiens travaillent librement, il y a des recherches, il y a des débats, il y a des controverses.
Mais sur la question de Volyn, on n’a pas encore atteint le point d’en faire un sujet de société.
Comparaison n’est pas raison, mais la France a mis un certain temps à parler de sa collaboration pendant la seconde guerre mondiale, ou encore de ses guerres de décolonisation.
Dans le cas de l’Ukraine, ce facteur temps est compliqué par l’invasion généralisée par la Russie.
Mais il y a aussi plus que cette question de traitement historioriographique et mémoriel.
C’est la question épineuse de l’exhumation des fosses communes.
Qui n’a toujours pas été entreprise pleinement.
Il y a eu des cas d’exhumations, mas ils ont été interrompus en réaction à des actes de vandalisme contre des mémoriaux de l’UPA en Pologne.
En 2019, Volodymyr Zelensky avait promis de lever le moratoire et de reprendre les exhumations.
Sans aucune justification sur ces cinq dernières années, ce n’est pas encore fait.
Ce qui fait que la question demeure un point de tension important.
Ce sont toujours les Polonais qui ramènent le sujet sur la table, à intervalles régulières.
En 2023, le Président Andrzej Duda a insisté sur le point de discorde que représente toujours Volyn.
Récemment, le ministre de la défense a assuré que la Pologne ne soutiendra pas l’intégration européenne de l’Ukraine si cette question n’est pas réglée
Encore plus récemment, la semaine dernière, c’est le ministre des affaires étrangères Radoslaw Sikorski qui a insisté pour obtenir des funérailles chrétiennes pour les restes des victimes.
Ce à quoi son homologue ukrainien a tout simplement répondu que l’Ukraine et la Pologne ont suffisamment de talent diplomatique pour résoudre n’importe quelle question complexe.
Sans faire aucune promesse de lever le moratoire.
La question reste très sensible.
Et ce monument dont je vous passe les images en est la preuve. Donc il a été inauguré en juillet 2024, il y a deux mois.
Il a fait scandale car il a été soutenu par des partis radicaux polonais et surtout, vous voyez la symbolique: les têtes d’enfants empalées, un enfant sur une fourche qui ressemble à un trident ukrainien, une famille dans les flammes…
C’est très brutal.
Il y a aussi le fait que ce monument a été soutenu par des partis radicaux, en Pologne même mais aussi de la diaspora.
Mais le fait que ce type de monument soit construit en 2024, en pleine invasion généralisée de l’Ukraine, ça montre que la question est très importante pour un des alliés les plus importants de l’Ukraine.
J’ai été aussi surpris par le monde qui se presse aux pieds du monuments. Il est entre une voie rapide et la forêt, mais pourtant il y avait foule. Des motards, des familles, des groupes même qui arrivaient en bus.
Pour reprendre une expression galvaudée, c’est le signe d’un passé qui ne passe pas.
Et qui à un moment donné pourrait jouer des tours à l’Ukraine et aux Ukrainiens.
Merci à vous d’avoir regardé cette vidéo